Au terme de deux ans de tensions, de dissensions intestines, d'enchevêtrements d'intérêts politiques, de narcissisme, de ruptures, de compromission et de récidives, quel bilan faisons-nous de cette situation hypertendue?
Par Abdallah Jamoussi*
On devrait peut-être admettre que le dialogue, autour de l'identité était inutile et déplacé et que les la solution est à chercher, à l'en-dehors de ces rallonges constitutionnelles qu'on accorde insoucieusement aux responsables de la crise, tout en sachant que l'impasse n'est pas obligatoirement d'ordre identificatoire, étant donné l'instrumentalisation politique de ce volet à des fins politiciennes.
On pourrait aussi se focaliser sur un déficit, non moins important, en relation avec les failles qui entachent l'appareil de pilotage fondé sur les critères de l'allégeance.
La vacuité culturelle et le manque de tact
L'important serait de constater, que le malaise bifurque dans tout sens et diverge au niveau de chacun de ses paliers. Dire que plusieurs facteurs interfèrent dans la crise que nous connaissons ne renvoie à aucune exagération, car il y aura même lieu de remettre en question la promiscuité idéologique, les enjeux stratégiques, l'opportunisme politique et l'opacité. La crise serait même endogène au concept de la «troïka» en tant que système de gouvernance. Ce système, jadis adopté en Turquie ottomane à la suite d'un putsch, dut conduire l'empire à l'endettement, l'effritement du territoire et au déclin de l'empire. L'important est qu'on ne doive pas surcharger la diversité culturelle l'échec de cette étape, qui a souffert de difficultés tant au niveau de la communication, qu'au niveau de l'organisation. On pourrait même la ramener à la vacuité culturelle et au manque de tact, tout en sachant que ces causes réunies s'inscrivent dans un registre conceptuel.
A tout considérer, on ne peut pas donner tort à ceux qui se plaisent à comparer notre pays à un bateau à la dérive, quoique la dite «dérive» se produise, souvent, au gré d'une politique, qui prend la sécurité du citoyen en otage, aussi bien sur le plan physique qu'économique et civil.
Dans ce climat hypertendu, prospèrent les calomnies, la désinformation, l'extrémisme acharné et la transgression de la loi. Même au niveau de l'Assemblée nationale constituante (Anc), il ne semble pas que la priorité soit donnée à la réalisation des objectifs pour lesquels les membres de cette constituante ont été élus.
Voici, donc, en quoi consiste l'image de cette arche de Noé, prompte à couler, à n'importe quel moment, telle qu'elle est décrite, même officiellement.
Le gouvernement échu de cette institution, a dû souffrir des conséquences des nominations selon des critères partisans trop tendancieux sans tenir compte de la compétence, et ce, à différents niveaux de l'hiérarchie. Cet arbitrage excentrique à la logique et aux intérêts du pays a dû aussi avoir un impact sur la marche du système qui peine sur les montées et les descentes, sans pouvoir, au moins, garantir la stabilité.
Cette incapacité de sauvegarder les acquis de la patrie
L'Anc, où on serait pour apprendre la démocratie – selon les déclarations de certains députés –, ne pouvait plus, dans ce cas, s'étonner de savoir qu'elle est sérieusement contestée. Eu égard à ses dérogations limitées dans le temps et non dans l'absolu, le mandat qui lui a été accordé ne revêt aucune clause de tacite reconduction, de même qu'elle aurait pu restreindre son activité à la limite du pouvoir qui lui a été accordé. Le climat brumeux inhérent serait un facteur générateur de la violence récidiviste sous forme de déchaînements nourris par la réaction vis-à-vis de la démesure et de l'excès.
Pour subjuguer l'éclatement, on a souvent opté pour la répression et même de promettre le pire, si jamais on ne s'arrête pas de jaser: démocratie, transparence, dignité, reconnaissance de la légitimité du peuple, et d'afficher une exaspération d'une Anc incapable de sauvegarder le patrimoine et les acquis de la patrie, malgré le dépassement du délai convenu.
Compte-tenu de cette confusion exhalant le doute et même la suspicion, comment faire, alors? Se taire et laisser-aller? Continuer à suffoquer à l'exhalation d'une culture sanguinaire, au nom de la religion de la clémence?
Il faut avouer qu'on est passé à la vitesse extrême. Rien n'est plus obscène que de tuer un homme inoffensif et désarmé, à cause de ses idées, alors que l'échelle des valeurs religieuses repose sur le respect de la vie humaine. Chokri Belaïd, leader politique, a été assassiné à bout portant, devant son domicile. Père de deux enfants et grand ténor de la démocratie... Encore que cet acte n'eût pas l'air d'un fait isolé, car il s'inscrit dans une série d'exactions perpétrées contre ceux qui dénoncent la situation d'un pays bradé au nom d'un simulacre nommé démocratie, légitimité, majorité – alors que l'élaboration de la constitution suppose une large participation... On nous dira encore plus, mais que valent les mots devant les faits qui dépeignent une barque à la dérive, mais qui ne cessera d'évoluer que lorsqu'elle aura heurté le fond de l'obstination politique.
Dans ce cas de figure reflétant une politique en usure, il s'agirait, en quelque sorte, d'une coque surplombée d'une bannière noire avachie par les intempéries, qui accoste en détresse dans un engorgement en cul de sac. L'embarcation, déjà affaiblie par la forte marée et les turbulences a dû lâcher ses flancs désagrégés à la jonction de ses côtes, ce qui fait qu'elle ne tenait que grâce à l'effet de la pression qui s'effectue sur elle et bloque son évolution, faute de quoi, elle sombrerait dans l'abîme. La réaction de l'équipage bloqué sur le pont aurait signifié pour plusieurs qu'on réprouve leur implication. A tout moment, on pouvait imputer l'erreur à autrui et se barricader derrière la légitimité et recourir à la répression.
La peur n'édifie que des tombes
On peut toujours provoquer des états de panique, sauf que la peur n'édifie que des tombes; aucune bâtisse ne tient sur la ligne mitoyenne entre l'ordre et le chaos, l'être et le néant. C'est être ou ne pas être. L'existence aura été donnée pour faire autre chose que de penser à la mort. Seul Allah détient le délai! L'immersion de cette «barque» à moitié prouve qu'elle prend de l'eau, par le bas. Inutile de penser aller plus loin, elle a gagné son horizon le plus rétréci; conséquences de l'absence d'une vision politique dégagée et translucide. C'est tout-à-fait naturel qu'on n'a plus pied sur terre, une fois qu'on est pris au piège de cet état second, sauf que la réalité ne se lasse jamais d'attendre ceux qui la quittent provisoirement, pour se complaire dans l'excès de leur zèle.
Les responsables à bord sont tellement nombreux qu'on les prendrait pour des passagers. Et pourtant, ne peuvent-ils rien d'autre, dans de telles conditions, que de scruter étonnamment le fond céleste embrasé à travers le voile d'un brouillard compact à la limite de la tombée d'une nuit peuplée de fantômes et de fantasmes débridés?
Toutefois, cette embarcation en détresse tiendra-t-elle pour longtemps grâce à un projet de restauration? Suffit-il de se débarrasser d'une partie de l'équipage pour éviter le naufrage d'un bateau aspiré par les fonds? L'empreinte de l'absence de la réconciliation même avec soi-même est remarquable. L'histoire n'attend pas; aucune concession n'est possible à ce sujet.
La proposition d'un gouvernement de technocrates ou de bureaucrates ne peut paraître probante, que si le système se résout à respecter le vecteur décrit par la révolution. Sans idées-forces, sans vecteur, et en l'occurrence, sans programme ajusté à la situation du pays, tout tombe à l'eau.
L'audace face à ce qui menace la Tunisie
On voit bien, que même au sein de l'Anc, les députés sont quasiment pénétrés d'une sensation de vague générée par un sentiment d'impuissance vis-à-vis d'une réalité qui dépasse leur entendement, car on n'y peut rien. Ne peut-on que suivre? Qui ou quoi, au juste? Ses propres pulsions, projetées sur l'autre, résolument, en désarroi? Ne manque-t-il pas à ce projet de résolution, l'émoi? Oui, l'émoi; ce frisson tonifiant et dopeur. Ce même sentiment ineffable et indicible qui a fait que le meurtre perpétré sur la personne de feu Chokri Belaïd se fût vite transformé en contrefort de solidarité et en audace face à ce qui menace la Tunisie.
La géopolitique a fait que cette barque dérive vers ce détroit situé à plusieurs siècles des intérêts de ce lieu d'accueil. N'est-ce pas une déchéance pour certains d'être partis à la recherche du temps perdu, pour se retrouver, au terme d'une odyssée, témoins de l'illusion de leur fondement précipité? Le panorama, qui intercepte leur regard furtif, est une peuplade de pâtés d'immeubles jouxtés de coupoles, de minarets et de bâtisses ornées d'arabesques. Plus de cinq milles lieux de prière profilent dans l'espace de ce petit pays. Cette allure architecturale a-t-elle semblé aux prosélytes un déguisement monté de toutes pièces de mensonges, afin de les décevoir? Ce sera une aberration que de douter un instant de la confession des Tunisiens! Eux qui étaient venus en mission pour faire du prosélytisme – après s'être munis de prêches – auraient, tôt, appris qu'on ne change pas la réalité en se recueillant pour elle, ou en priant pour qu'elle change. Allah nous a donné la volonté pour que nous soyons libres et, par conséquent, responsables de nos décisions et de notre sort. De même qu'on n'améliore jamais la situation d'un pays en bradant son patrimoine ou en le plaçant sous hypothèque.
Pour réussir une action transformatrice ne fallait-il pas constituer une idée sur la nature de la société et sur les mécanismes qui ont fait que, d'abord, elle existe, de force et de fait, en tant que telle? De quel droit, imposer à quelqu'un une personnalité qui n'est pas la sienne? Même en médecine, on prend compte du risque de rejet, à chaque fois qu'on effectue la greffe d'un organe, car l'incompatibilité de l'organe équivaut le suicide du corps. A quoi, joue-t-on avec les peuples, qui se soulèvent pour revendiquer leur droit à la dignité? Je ne pense pas, qu'on prévoyait de respecter l'intégrité du Tunisien, du moment qu'on dépêche des expéditions punitives dans les rues, au lieu de trouver des solutions. La peur ne produit que l'hostilité, l'animosité et la paralysie du pays; alors à quoi servira le remaniement attendu?
Cette crise est conceptuelle et non identitaire. Voilà tout !
* Universitaire.