Pour impulser le développement régional, il convient de débloquer la situation de l'emploi et de restituer au travail sa vraie valeur dans les régions où elle a été longtemps dépréciée.
Par Rym Ben Zid*
Dans l'appréciation des performances de l'économie tunisienne, tous les regards se tournent vers les indicateurs macro-économiques: Pib, croissance, investissements directs étrangers, taux d'endettement, taux de chômage. Les analyses sur les éléments qui sous-tendent l'économie intérieure et locale du pays sont rares alors qu'ils déterminent fortement la situation économique globale du pays.
Les obstacles à la relance économique
Il est indéniable que les conditions de sécurité, l'instabilité politique, l'attentisme des investisseurs étrangers et tunisiens ont des effets négatifs sur la relance de l'activité économique, et notamment dans les secteurs traditionnels pourvoyeurs de devises comme le tourisme à haute intensité de capital et à rentabilité limitée et l'industrie textile utilisant de la main d'œuvre à faible rémunération.
Ces secteurs traditionnels, en crise, dénotent que le pays a péché, dans le passé, en adoptant des politiques économiques inadéquates.
Des crédits ont été accordés aux hôteliers sans s'assurer de leur solvabilité et de la rentabilité de l'activité et, ceci pour réaliser des investissements de taille démesurée, qui s'avèrent être des cathédrales dans le désert. Ces dernières sont désertées par les touristes à la première instabilité politique et la gestion, en temps de crise, s'avère être, un vrai casse-tête à cause de charges fixes (entretien, main d'œuvre déclarée...) élevées nécessitant un taux de remplissage minimum.
De plus, le développement de l'industrie touristique a contribué à détourner de l'agriculture et des régions des capitaux énormes en plus du préjudice porté aux ressources en eau, au littoral et aux sociétés locales qui s'est soldé par la disparition de communautés entières d'exploitants agricoles, notamment dans le Cap-Bon, expropriés et recevant en contrepartie des compensations bien en-deçà de la valeur réelle de leurs parcelles.
Du fait de l'intégration de la Tunisie dans le système économique mondial, la compétitivité des produits textiles tunisiens ainsi que l'engouement des investisseurs étrangers ont été possibles grâce au maintien des bas salaires dans ce secteur. La compression des salaires a été d'autant plus grande après le démantèlement des accords multifibres en 2005, qui a mis le secteur textile tunisien en compétition directe avec celui de pays comme la Chine, où les salaires étaient encore plus bas.
Développer l'agro-tourisme dans les régions intérieures
Une réflexion profonde sur le devenir de secteurs comme le tourisme et sur le modèle touristique à développer est impérative et, ceci, afin de valoriser au mieux les atouts que présente la Tunisie dans ce domaine là. Quel avenir pour les unités touristiques en difficulté, qui appartiennent au patrimoine national? Ne doit-on pas privilégier de petites unités, y compris des agro-tourismes dans les régions de l'intérieur du pays facilement gérables et largement autofinancées, qui ne rencontreraient pas de difficultés majeures même en temps de crise grâce à la maîtrise des coûts? D'ailleurs de telles unités commencent à apparaître ici et là, comme à Tabarka où de petites résidences à taille humaine ont, récemment, vu le jour.
Une dynamique de restructuration sous-jacente et spontanée du secteur industriel est en cours et se poursuivra dans l'avenir proche. Elle est la conséquence des revendications des travailleurs syndiqués qui ont débouché sur des augmentations salariales et des accords cadre entre le gouvernement, l'Utica et la centrale syndicale. Restructuration signifie que les unités qui ont une assise financière suffisante pour diversifier leurs produits et continueront à mettre sur le marché des produits à prix compétitifs survivront, voire se développeront alors que, dans le cas contraire, les unités industrielles perdront des parts de marché, y compris en Tunisie, à l'instar de ce qui ce passe dans certains pans de l'industrie du conditionnement.
Ainsi, les travailleurs sont scindés en deux catégories dans notre pays. La première catégorie regroupe les travailleurs syndiqués dont les droits sont défendus par les syndicats de la place et pour lesquels des avancées notoires ont été réalisées après la révolution. Du fait de leur adhésion aux syndicats, ils constituent des groupes de pression organisés capables de se mobiliser pour exprimer leurs demandes et revendications.
Où est passée la main d'œuvre dans les régions?
La deuxième catégorie regroupe les travailleurs non syndiqués, notamment, les travailleurs agricoles permanents ou saisonniers, les travailleurs manœuvres recrutés par les grandes entreprises dans les régions pour la réalisation de travaux d'infrastructures...
Trop peu d'attention a été accordée à cette deuxième catégorie alors qu'elle détermine la performance de l'activité agricole et constitue la base de tout développement dans les régions.
Le leitmotiv est le même dans toute la Tunisie, de Siliana à Sfax pour la récolte des olives, à Kébili pour la récolte des dattes et la fécondation des palmiers dattiers, dans les régions du nord, jusque pour la fauche des fourrages: il n'y a pas de main d'œuvre disponible. En fait, la main d'œuvre est disponible, mais le niveau de rémunération demandé, à cause ou grâce à la révolution, est très élevé, de l'ordre de 40 à 50 DT alors qu'il était de 10 DT à 15 DT par jour, au maximum, en 2010.
Des marchés de chantiers de conservation des eaux et du sol ont été résiliés à Kasserine car les entrepreneurs ne pouvaient conduire les travaux à leur fin avec les budgets présentés. Dans certains cas une grande proportion de la production d'olives n'a pas été récoltée (50%) comme à Siliana et dans d'autres régions, ce qui conduit à une perte de la richesse nationale.
Les chantiers régionaux, maintenus dans les régions de l'intérieur du pays et mobilisant des ressources financières substantielles, n'ont fait que rendre plus complexe la situation et ne contribuent, en aucun cas, à rehausser la valeur travail au sein des populations: les travailleurs sont rémunérés à hauteur de 10 à 15 DT par jour pour 2 à 3 heures de travail. Ce niveau de rémunération se révèle être le coût d'opportunité du travail réel au niveau local.
Un débat national est à initier sur les effets de l'augmentation du coût de la main d'œuvre non syndiquée sur les performances de secteurs prioritaires tels que l'agriculture et les grands travaux et sur l'opportunité de maintenir les chantiers régionaux ou de réallouer les ressources financières qu'ils consomment à des secteurs productifs.
Ces ressources pourraient venir, par exemple, grossir les financements des marchés publics dans l'objectif d'augmenter la rémunération des travailleurs dans la conduite des travaux d'infrastructures... Les résultats et les conclusions de ce débat pourraient aboutir à des solutions pouvant contribuer à débloquer la situation de l'emploi et celle du développement régional en restituant au travail sa vraie valeur dans les régions.
*Consultante en agroéconomie et développement agricole.