Manifestants progressistesComment convaincre un peuple, attaché à ses références historiques et ses repères culturels, lorsque ceux qui prétendent lui proposer une alternative parlent sa langue avec un mauvais accent tricolore?

Par Nizar Chabbi

L'intervention du très sur de lui-même Sofiène Ben Hmida sur la chaine Nessma, jeudi 14 février, est très révélatrice du gouffre qui sépare «la Tunisie d'en haut anti-nahdhaouie» de la masse.

Je m'explique.

J'avais évoqué il y a un peu plus d'un an dans un article (que Kapitalis avait intitulé «Tunisie ta gauche est-elle à droite?», le fossé qui s'est creusé entre la bourgeoisie tunisienne dite de gauche, et le bas peuple, la Tunisie profonde, celle des quartiers ou quasi personne ne parle ni ne comprend correctement le français, celle des cités dortoirs plus ou moins populaires où plus des 3/4 des femmes se voilent et où les mosquées sont pleines à craquer le vendredi.

Après l'assaassinat de Lotfi Naqdh, des manifestants progressistes manifestent contre la violence politique (Ph. Mohamed M'Dallah).

Les élites et les références culturelles du peuple

En bon spécimen tout à fait représentatif de cette tranche de la population tunisienne, habitant quartiers riches, pratiquant mieux la langue de Molière que celle d'Abou Al-Qassem Chebbi, jouissant d'un pouvoir d'achat conséquent en ces moments de crise, monsieur Sofiène Ben Hmida, lors de son argumentaire, avec le calme et la lenteur qui le caractérisent, cita les concepts de «péché originel» et d'«Adam qui quitte le paradis à cause d'Eve». Sofiène Ben Hmida ignore peut-être que «la faute originelle» est une invention propre au christianisme et qu'elle est entièrement étrangère à l'islam, et par conséquent à l'imaginaire collectif musulman en général, et Tunisien en particulier.

M. Ben Hmida, il n'y a dans l'imaginaire populaire et dans la matrice mentale de vos compatriotes, ni pomme, ni serpent parlant. Et ça n'est pas que j'ai un doute quant à la vaste méconnaissance de M. Ben Hmida des références culturelles et religieuses de son pays, en ces temps où la religion inonde le débat public, mais peut-être ignore-t-il aussi que, selon les croyances, de 99% de ses concitoyens, Jésus n'est ni le fils de dieu, ni celui de Joseph, ni n'a été crucifié par les Romains.

Des manifestants progressistes le 9 avril dernier à l'avenue Mohamed V à Tunis

Comment des gens aussi déconnectés de la base de la société, aussi ignorantes de son inconscient collectif et de ses mythes fondateurs, espèrent-ils être des leaders d'opinion?

De telles erreurs sur le choix des images et des figures de style pour étayer ses idées sont aussi graves qu'elle peuvent paraitre anodines, et transforment ceux qui s'en servent en de banals dealers d'opinions prêchant pour leurs chapelles (pour parler en des termes que M. Ben Hmida maitrise bien).

L'alternative à Ennahdha rebute le Tunisien moyen

Comment convaincre un peuple, attaché à ses références historiques et ses repères culturels, qui vient tout de même de voter assez massivement pour un parti se réclamant de tendance religieuse, de choisir le chemin de l'Etat de droit, de la liberté de culte, de parole et de pensée, et d'éviter les marchands de religions?

Grève de la faim de novembre-décembre 2005; islamistes et laïques unis contre la dictature. Ils sont aujourd'hui des adversaires irréductibles

Comment convaincre ce peuple, lorsque ceux qui prétendent lui proposer une alternative, parlent leurs propres langue avec un mauvais accent tricolore?

Par quel miracle céleste, ce peuple pour qui la subsistance quotidienne est devenue la principale préoccupation, risquerait-il de s'identifier à cette élite qu'il ne comprend pas, qui habite les quartiers du triangle d'or Carthage-Marsa-Gammarth, cette élite repue et vivant dans une autre sphère?

Le pire, c'est qu'à cette élite molle, viennent désormais s'agglomérer des éléments de l'ancien régime, des ex-nouveaux riches parvenus, affolés de voir leurs places dans la pyramide sociale menacées, espérant grossir le camp anti-Ennahdha et renégocier leur maintien dans «le jeu» après-coup.

Cette image que donne le camp de l'alternative à Ennahdha risque malheureusement de rebuter le Tunisien moyen par ces temps de retour à la religion et de repli sur les valeurs conservatrices, couplées à une crise économique sans précédent, et risque plus de servir indirectement Ennahdha.