Chokri BelaidLe leader de gauche Chokri Belaid est un autre «chahid» (martyr de la nation), et le 6 février 2013, une date-clé dans l'histoire de la révolution tunisienne.

Par Monia Mouakhar Kallel*

 

Ce qui s'est passé ce jour-là s'inscrit en effet dans la continuité des évènements du 14 janvier et s'en distingue par sa forme et son impact. La colère populaire, qui a mis quelques semaines pour se cristalliser et chasser le dictateur, s'est propagée à une vitesse vertigineuse après l'assassinat de Chokri Belaid que le peuple a immédiatement nommé «chahid». La balle qui criblé son corps, a touché l'âme des Tunisiens et provoqué un soulèvement massif dans le pur style du défunt: spontané, vif et chargé d'émotion.

Un crime qui bouleverse la nation

Mais, bien qu'ils condamnent fermement cet assassinat politique, bien qu'ils affirment que ce «geste crapuleux» est dirigé «contre la révolution», les dirigeants de la coalition au pouvoir et les religieux proches du parti islamiste Ennahdha ne partagent pas cette ferveur populaire et se gardent de prononcer l'appellatif «chahid».

Mercredi 6 février, 8 heures 30. A l'université de Tunis, couloirs presque vides, ambiance lourde. J'escalade les trois étages et retrouve un groupe de trois étudiants découragés et inquiets pour les cours qui ne reprennent pas (quatre semaines après les examens semestriels) et les interminables querelles entre les étudiants islamistes et les «gauchistes», l'Ugte contre l'Uget.

On essaie de travailler malgré le vacarme lointain qui se transforme, peu à peu, en un bruit assourdissant et des cris aigus. Vers 10 heures on se quitte sans se douter de ce qui nous attend: dans le hall, des scènes d'union et de communion où le temps semble se suspendre, où les regards brouillés convergent, où les mots s'arrêtent sur les lèvres, et s'écrasent dans la vérité de la douleur. Les corps parlent et se parlent puis investissent la rue.

Les gens surgissant de partout se regroupent. Dans les souks et les places publiques, sur l'Avenue et devant le ministère de l'Intérieur, on chante à l'unisson l'hymne national, on reprend le vers du poète, et on se reconnait «chaâb» (peuple), acteur et auteur de son propre destin.

Les mélodies tâtonnantes, et les slogans improvisés racontent la même histoire. Le parti au pouvoir est immédiatement accusé, son chef traité d'«assassin», le ministère de l'Intérieur de «terroriste» et Chokri Belaid est désigné l'ami du peuple, le lion, l'homme libre au langage franc et puissant. Au milieu de cette effervescence, une dame âgée interpelle la foule, demande pardon d'avoir voté Ennahdha: «Je dois couper ce doigt qui est responsable de cet assassinat», puis ajoute à qui veut bien l'entendre que «Chokri Belaid n'est pas mort; il ira au paradis rejoindre Bouazizi, et tous les autres chahid de la nation». On cite alors le nom de Farhat Hached, assassiné lui aussi pour ses idées et son combat contre le colonisateur...

Ces voix brutes qui seront reprises et développées dans les funérailles nationales du martyr Chokri Belaid ne cadrent pas avec les discours des officiels qui ont d'autres points de vue et d'autres paramètres de jugements, des jugements qui sont liés à leurs vieilles connaissances, au manque d'outillage théorique et à la lecture littéraliste du texte.

L'association La Boussole a porté plainte, mardi 5 février, contre Mustapha Ben Jaâfar, président de l'Assemblée nationale constituante (Anc) pour sa négligence de la loi.

Chokri Belaid l'homme qui, par sa parole,dérangeait plus qu'un dans les partis au pouvoir.

Les islamistes veulent faire la loi et le langage

Dans le Coran, le mot «chahid» (formé à partir du verbe «chahida», observer) désigne le musulman mort pour la cause de Dieu, ce qui lui confère un statut particulier: il n'est mort qu'en apparence, car il continue à recevoir une nourriture de nature divine et à être témoin de la Vérité.

C'est parce qu'ils prennent les mots à la lettre que les autorités religieuses n'ont jamais reconnu en Bouazizi un «chahid». Son acte, classé dans la catégorie des suicides, est considéré comme «l'un des plus grands crimes» selon le mufti de la république. Rached Ghannouchi confirme discrètement le jugement.

Aujourd'hui qu'ils sont au pouvoir, les islamistes veulent faire la loi et le langage. Non seulement, ils refusent d'attribuer à Chokri Belaid le titre de «chahid», mais des décrets sont prononcés par certains imams qui disent en substance qu'il ne faut pas prier pour lui, ni l'enterrer dans le cimetière des musulmans parce qu'ils un «communiste» et un mécréant.

Les chefs politiques, métier exige, essaient de se montrer plus réservés et plus implicites tout en restant dans la même lignée idéologique et sémantique. Ils se disent peinés par la mort de Chokri Belaid (surtout qu'elle peut être source de «fitna» ou discorde), et font l'éloge du «marhoum» (le défunt), jamais du «chahid».

Ce fait de langue ne passe pas inaperçu (comme dans le cas de Bouazizi). Il devient même l'objet de polémiques aigues, et l'un des signes les plus visibles de la divergence entre les conservateurs religieux et les modernistes. Sollicités par les journalistes de reconnaître que Chokri Belaid est le «chahid» de la révolution, le ministre des Affaires religieuses répond par un silence franchement négateur.

En nommant Chokri Belaid et Mohamed Bouazizi, les «chahid de la nation», en admettant qu'ils sont les «témoins» de son Histoire, le peuple montre qu'il est dans une tout autre logique, qu'il a dépassé la vérité du bien et du mal, du paradis et de l'enfer et qu'il s'est installé dans l'immanence, dans la vérité de l'humaine condition, celle de la peur, l'angoisse, la douleur et de l'espoir.

L'époustouflant cortège funèbre de Chokri Belaid (où on chante la «fidélité au combat du chahid») est une nouvelle étape dans la quête de ce «chaâb» qui marche dans le sens voulu par son poète, et par les martyrs de sa révolution (qu'il a faite et qui le fait). Ses dirigeants continuent à rêver de «chahid» qui sert à la création d'une «oumma islamique» tout en s'autoproclamant «révolutionnaires» et en appelant à la consolidation des Ligues de protection de la révolution, des milices violentes au service du parti Ennahdha...

Dans l'histoire de la Tunisie, le fossé entre le peuple et ses dirigeants semble être un très long et lourd chapitre...