«Ô peuple, tu es une âme stupide qui craint la lumière, condamné à errer jusqu'à l'éternité comme on erre dans une nuit opaque.» Ainsi parlait le poète national tunisien Abul Qacem Chebbi.
Par Karim Ben Slimane
Ce soir les mots ne viennent pas. Je n'arrive pas à écrire. Je me suis juré d'écrire tous les jours au moins une ligne chaque jour. Car écrire c'est résister. Ecrire c'est exister. Ecrire c'est panser ses maux avec des mots. Et Dieu sait que je souffre. Je souffre pour ma Tunisie que je ne reconnais plus. Je suis à mon quatrième verre et toujours pas de mots pour panser mes maux. Je prends un autre verre. Un dernier peut être. Pourvu que les mots viennent pour abréger mes maux.
Je ne bande plus. Je suis impuissant. Rien ne me fait plus aucun effet. La vie est devant moi les cuisses écartées m'offrant sa matrice me faisant offrande du secret le plus gardé de la vie mais je suis impuissant. Je ne bande plus. Je n'écris plus. Ma colère est devenue sourde ma haine s'est atrophiée ma plume s'est cambrée. Je ne secrète plus rien que du dépit que de l'amertume. Et un sixième verre que j'avale d'un seul trait et toujours rien. Ce soir je n'écrirai rien. Je devrais peut être m'excuser auprès de la vie qui m'a offert un jour de plus mais dans lequel je n'ai rien écrit dans lequel je n'ai rien fait.
Je me lève. Je fais quelques pas dans une pièce froide et aussi vide que mon existence. Je me sens à l'étroit. Je suffoque. J'ai envie de crier mais ma colère est devenue sourde. Les mots ne viennent toujours pas. Un septième verre.
Je suis là debout devant ma bibliothèque. Je promène le regard dans mes livres. Je les dévisage. Je leur demande secours. Que s'épanche sans regret l'étrange impuissance qui m'habite ce soir. Cioran se montre compatissant, Dostoïevski méprisant, Kundera curieux, Khalil Gibran est angoissé.
Pas de mots ce soir, que des maux. Je prends le recueil de Abul Qacem Chebbi ''Odes à la vie''. Chebbi est mon poète préféré avec Antara. Il m'a souvent réconforté chaque fois que le dépit et le chagrin eurent raison de moi. Je feuillète le recueil. Je m'assieds. Je prends un neuvième, euh, non, un huitième verre. La bouteille de Jack Daniels me regarde inquiète. Elle aussi se vide.
«Le prophète inconnu», écrivit Abul Qacem Chebbi. «Un bon matin de la vie, j'ai rempli mes verres, je les ai remplis à ras-bord par l'essence de mon existence. Je t'ai offert mes verres, ô mon peuple, mais tu les a piétinés et tu as gaspillé mon nectar. Ô peuple tu n'es qu'un enfant qui joue dans le sable dans une nuit sombre. Dans cet univers, tu es n'est qu'une force qui n'a été touchée ni par l'ingéniosité ni par l'audace.»
Ce soir, je suis aussi stérile que mon peuple. Peuple idiot. Regarde, ô mon peuple, voici mes entrailles à ta portée, arrache-les, jette-les aux chiens, que je me taise à jamais, que j'arrête de souffrir pour toi, que j'arrête d'écrire pour toi. La bouteille devant moi est vide. Je suis vidé. Je ne secrète plus rien. Les mots ne viennent pas. Mes maux sont toujours là.
«Ô peuple, tu es une âme stupide qui craint la lumière, condamné à errer jusqu'à l'éternité comme on erre dans une nuit opaque». Ainsi parlait Abul Qacem Chebbi.