Le Tunisie perd un temps trop précieux pour être un modèle de bonne gouvernance. Et si l'ego de nombreux occupants de la scène politique et médiatique se dégonfle un peu?
Par Mohsen Kalboussi*
Pour quiconque de nos compatriotes observant la vie politique tunisienne durant les derniers mois se sent frustré et constate que les discours politiques de tous bords ne le satisfont pas.
La question qui se pose alors est la suivante: pourquoi nos concitoyens se sentent-ils exclus des centres d'intérêts des groupes politiques et se renvoient dos-à-dos aussi bien les forces politiques qui gouvernent que celles qui se trouvent dans l'opposition? Pourquoi les partis politiques ne mettent-ils pas les attentes des Tunisiens au centre de leurs discours politique?
Des partis politiques en quête de visibilité
Le nombre exorbitant des partis politiques pour un si petit pays est paradoxal. Sa seule explication revient au fait que la levée de la compression exercée par cinquante années de parti unique au pouvoir et un musellement de l'opposition ont eu pour effet une course vers la création de partis politiques dont une grande partie aura à disparaître d'ici quelques années.
En effet, une grande partie de ces structures ne dispose pas de projet de société ou de vision de programme de gouvernement ou de réformes de l'appareil d'Etat gangrené par des années de fermeture politique.
L'ego surdimensionné de nombreux «leaders» politiques (un héritage restant de la période de Bourguiba) les rend incapables de travailler avec d'autres structures qui leurs sont très proches.
Il en résulte une mosaïque de partis politiques faiblement représentés qui constituent un bruit de fond pour des structures censées perdurer et représenter une partie de nos concitoyens. Une des preuves de leurs faiblesses est leur incapacité à se trouver même de petits noyaux dans les différentes villes ou villages de l'intérieur du pays en particulier. Ils sont également absents des mouvements sociaux et politiques qui secouent le pays en entier ou en partie de temps à autre. Leur disparition est donc question de temps, mais leur présence embrouille les pistes et désabuse une partie de nos concitoyens de l'intérêt de l'action politique et de l'homogénéité des discours.
Les rapprochements observés ces derniers mois entre différentes factions politiques a rendu le paysage politique plus intelligible, dans le sens où trois grandes formations politiques dominent la scène politique, à savoir le Front Populaire, les islamistes et conservateurs autour d'Ennahdha et le centre-gauche autour de l'Union pour la Tunisie. Ce schéma est lui aussi simpliste, car il y a encore des groupes de la gauche socialisante qui n'ont pas encore regagné le Front populaire, tout comme il y a des groupes islamistes dont l'engagement auprès d'Ennahdha, parti dominant de cette mouvance, n'est pas tout à fait clair.
Notons que ces rapprochements ne sont pas encore stables, et les luttes intestines qu'ils pourraient traverser risqueraient de faire éclater, au moins certaines parmi elles.
Des leaders en manque de charisme et de crédibilité
Si tout le monde se plaint, au moins dans les coulisses, du faible niveau d'instruction de nos concitoyens, simplement parce qu'il constate que ces derniers n'adhèrent pas à leurs discours et ne s'engagent pas directement dans l'action politique.
Ce constat est en partie vrai, car les années d'assèchement des sources et de la criminalisation de l'action politique en dehors du parti au pouvoir ont gardé une grande crainte chez nos concitoyens de l'action politique. L'entrée sur scène de nombreux acteurs politiques peu formés et non convaincants renforce chez ces derniers l'absence de sérieux de l'action politique et regrettent parfois l'absence de personnalités charismatiques parmi les représentants des différentes formations politiques.
Le profil très bas de nombreux élus à l'Assemblée nationale constituante (Anc) et le manque de vigueur dans leur action ont aussi contribué à ternir aussi bien leur image que celle des partis qu'ils représentent. Cela revient au fait que les partis politiques, pour une raison ou une autre, n'ont pas bien choisi leurs représentants aux dernières élections.
Un point également fondamental mérite d'être souligné, à savoir que la plus grande majorité des partis politiques n'a pas de vie interne, et ne tente même pas de former ses militants de base, d'où le constat de l'absence de la moindre culture politique chez de nombreux de leurs représentants à l'échelle locale.
Si la formation politique de nos concitoyens laisse beaucoup à désirer, cela peut être expliqué par l'héritage de la dictature qui, intentionnellement, a laissé la plupart parmi eux incultes et sans défense face à des idées fallacieuses ou complètement anachroniques, tel qu'on le constate pratiquement tous les jours en contact avec des citoyens lambda. Si ce discours vaut pour les citadins, que dire alors des habitants des zones rurales, occupés à lutter pour leur survie.
Il est donc plus qu'urgent que les partis politiques et la société civile qu'il fallait veiller à renforcer les capacités fassent un travail de fond et de proximité pour améliorer la formation civique et citoyenne de nos concitoyens. Une action culturelle portant sur les moyen et long termes pourrait aider à rehausser les niveaux tellement décriés.
Les médias eux aussi pourraient concourir à cette action, en sélectionnant leurs invités et en proposant des sujets au cœur des préoccupations de nos concitoyens. Ceci peut être envisagé en invitant des personnes hautement qualifiées pour discuter sereinement des problèmes du pays. Les visages politiques médiatiquement consommés sont invités à s'éclipser, aussi bien pour leurs intérêts que pour ceux du pays.
Des élites déconnectées des réalités du pays
Les élites tunisiennes peuvent être classées en deux catégories:
- il y a celles liées au pouvoir, par conviction patriotique dans les années 1960, afin de construire un Etat selon le modèle adopté par le parti au pouvoir. L'élite qui a succédé à cette génération de «fondateurs» est plutôt opportuniste et ne s'est souciée que de ses propres intérêts aux dépens de celle de la collectivité nationale. Elle se caractérise par sa rupture avec la société qu'elle traite souvent comme son propre ennemi. Le déni de l'autre est une de ses caractéristiques.
Paradoxalement, des comportements arrogants de certains représentants des gouvernants actuels rappellent fortement les ténors du régime déchu, même si elles prétendent être à ses antidotes! Ils peuvent être aisément qualifiés de «chiens de garde» du système, selon la fameuse expression de Paul Nizan. Cette élite a fait l'ombre à ceux qui viennent après;
- il y a aussi les élites ayant toujours vécu dans l'opposition et se présentant comme des contre-modèle au pouvoir politique. Ces élites ont toujours représenté un phénomène citadin, même si elles se trouvent parfois dans de petites localités. Elles ont en majorité milité dans des structures politiques clandestines, des syndicats ou quelques associations militantes.
Ces dernières n'ont presque jamais eu accès aux médias de grande audience et n'ont été connus par le public non averti qu'après le 14 janvier 2011. Ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir toujours été confinées dans des sphères restreintes et n'ont pas essayé d'essaimer ailleurs que dans les grandes villes. On peut aussi ajouter le fait que les jeunes générations de militants n'ont pas évolué depuis une vingtaine d'années et n'ont pas suivi le développement des courants de pensée mondiaux, notamment ceux des altermondialistes.
Globalement, les élites tunisiennes et les luttes dans lesquelles elles se sont inscrites sont déconnectées de la réalité du pays, faits que nous observons malheureusement actuellement où elles sont appelées à être imaginatives et armées de forces de propositions et d'alternatives. Leurs discours sont pratiquement inintelligibles pour la majorité des citoyens qui ne les ont pas connus auparavant.
Il y a aussi un fait historique qui mérite d'être souligné: les opposants aux régimes qui se sont succédé en Tunisie ne se sont jamais placés comme des alternatives au pouvoir en place. Ils ne croyaient pas, avec raison d'ailleurs, aux élections menées par ce pouvoir, sachant qu'elles sont truquées et non crédibles. Le fait qu'ils se sont trouvés depuis 2011 dans une situation inédite les pousse dorénavant à se repositionner et à chercher à conquérir le pouvoir par les urnes. Il leur reste donc énormément à faire.
Un pouvoir prédateur se met en place
Une règle est bien connue des politiciens du monde entier, c'est qu'au tiers-monde, le pouvoir est source d'enrichissement de ceux qui le détiennent. Le dernier ouvrage sur le roi du Maroc est une des références où le lecteur pourra puiser des tas d'exemples (''Le roi prédateur'').
La Tunisie n'échappe malheureusement pas à cette règle. L'indécence des politiciens actuels les a poussés à accroître les salaires des «représentants du peuple» à l'Anc. L'actuel président provisoire a gardé tous les avantages de l'ancien dictateur, pourtant il se veut être à ses antidotes. La pléthore des nominations au gouvernement avec les avantages récurrents pousse également l'analyse dans le sens d'un pillage et une dilapidation des maigres ressources du pays, par ceux mêmes qui prétendent vouloir assainir la situation politique du pays et lutter contre la corruption! Ajouter à cela le trop maigre bilan de leurs activités... La liste des paradoxes ne s'arrête malheureusement pas là.
Pour revenir aux élites, disons simplement que l'absence de la scène publique d'une part de l'élite tunisienne est liée, au moins partiellement, au fait que l'instabilité de la situation politique rend leur engagement périlleux, surtout qu'elle veut se positionner dans le camp des vainqueurs. Le peu de contributions qu'elle fait pour sortir le pays de sa crise la blâme davantage, d'autant plus que le pays a le plus besoin de personnes éclairées et animées d'un sens de patriotisme pour le propulser en dehors des bourbons dans lesquels nombreux politiciens ne cessent de l'enfoncer.
Certains, ahuris par le caractère malsain des débats politiques, se placent en retrait, car ils ne peuvent pas se mêler à la cohue. Il reste que le pays perd un temps trop précieux pour être un modèle de bonne gouvernance, si l'ego de nombreux occupants de la scène politique et médiatique se dégonfle un peu !
* Universitaire.