L'éclatement d'un foyer d'instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme. Il n'est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l'isolant du flanc sud sahélien.
Par Mehdi Taje*
Les forces françaises lancent le 19 février 2013 l'opération aéroterrestre Panthère IV visant à identifier, fixer et neutraliser les éléments jihadistes le long d'un axe Kidal-Tessalit-frontière algérienne, c'est-à-dire dans le nord de l'Adrar des Ifoghas, région dont la superficie est équivalente à 40% du territoire français.
Des desseins opposés
Compte tenu de la violence des combats, des moyens engagés et du caractère insaisissable de l'adversaire, cette opération risque de s'inscrire dans la durée. Par ailleurs, la Misma, tel que révélé par le président en exercice de la Cedeao, Alassane Ouattara, lors du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement tenu en Côte d'Ivoire les 27 et 28 février 2013, se heurte à des problèmes financiers paralysant son déploiement sur le terrain et l'engagement des troupes dans les combats. Seules les forces tchadiennes et, dans une moindre mesure, nigériennes sont en première ligne aux côtés des forces françaises.
Sans une occupation massive du terrain, sans le quadrillage, les islamistes éparpillés ou dilués dans les immensités sahariennes reviendront tôt ou tard. L'enjeu est crucial car si ces refuges ne sont pas sécurisés de manière durable, tout ce qui aura été fait sera à refaire.
Le concours des Touaregs du MNLA est indispensable pour nettoyer les immensités sahariennes.
Or, c'est dans cette phase de contrôle effectif du terrain et de stabilisation que surgiront les risques et les difficultés bien connues suivant les précédents d'Afghanistan, d'Irak et de Libye; dans cette seconde phase où s'organiseront le retour et la réinstallation des 500.000 déplacés et réfugiés, les troupes africaines prendront la plus grande part, avant d'être absorbées dans une opération de maintien de la paix des Nations-Unies.
Lors du sommet des chefs d'Etats et de gouvernement de la Cedeao, tenu le 28 février, en Côte d'Ivoire, les dirigeants d'Afrique de l'Ouest ont formulé le vœu de voir les Nations-Unies prendre rapidement le relais de la Misma.
Dans l'intervalle, la formation et la préparation des forces maliennes sont confiées à l'Union Européenne: le projet EUTM, décidé en janvier 2013 et présenté aux autorités maliennes le 18 février, prévoit le déploiement de 500 militaires et experts européens pour une durée de quinze mois à partir du 2 avril.
Face à ces difficultés, le concours des Touaregs du MNLA est indispensable pour nettoyer les immensités sahariennes. Forces françaises et combattants du MNLA coopèrent donc sur le terrain. Néanmoins, les Touaregs ne souhaitent pas être les auxiliaires d'une victoire de la France rétablissant la domination des populations du sud et drainant dans son sillage une armée malienne avide de revanche. Plus précisément, Touaregs et Arabes du nord considèrent que la communauté internationale avec comme chef de file la France ne doit pas inverser le rapport des forces sur le terrain au profit de l'armée malienne tant qu'aucune solution politique n'a émergé.
D'ores et déjà, de nombreuses ONG internationales dénoncent les exactions commises par les troupes maliennes ou des milices inféodées contre les populations du nord. De même, les populations du sud du Mali, Bambara, Soninké et Malinké, considèrent que ce sont les Touaregs du MNLA qui sont les principaux responsables de la situation dramatique que traverse le Mali, ayant ouvert la voie aux islamistes par leur soulèvement et leur compromission ponctuelle avec eux.
De nombreuses ONG internationales dénoncent les exactions commises par les troupes maliennes ou des milices inféodées contre les populations du nord.
Par ailleurs, non seulement la crise politique à Bamako s'enracine et s'aggrave sur fond de luttes et de rivalités politiciennes mais les élites sudistes se radicalisent à l'égard des Touareg, notamment du MNLA et ne sont nullement disposées à entamer un processus de négociations. En dépit des discours officiels, les antagonismes historiques sont toujours aussi vifs.
La réforme de l'Etat malien
En se basant sur l'analyse géopolitique, nous en revenons au cœur de la problématique malienne ancrée dans le temps long de l'histoire qui ne doit pas être éclipsée par le brouillard jeté par les fondamentalistes islamistes. Ces derniers n'ont fait qu'instrumentaliser la fracture raciale et ethnique afin de se positionner sur l'échiquier malien et contrôler les multiples trafics : tant que la fracture raciale et ethnique ne sera pas surmontée, la guerre au Mali ne connaîtra pas de solution durable.
Difficulté supplémentaire, le concept de démocratie tel que formulé par l'Occident, à savoir «un homme, une voix», est difficilement conciliable avec les réalités ethniques caractérisant le Mali. En effet, «la variante africaine de la démocratie fondée sur le ''one man, one vote'' est d'abord une ethno-mathématique donnant automatiquement le pouvoir aux plus nombreux, en l'occurrence les Noirs sudistes, ce que les nordistes ne peuvent accepter»(1).
La réforme de l'Etat malien dicte d'apporter des réponses durables aux problématiques suivantes: le problème national Touareg et les équilibres communautaires; l'assainissement et le contrôle du Nord (liquidation des mouvements terroristes Aqmi et Mujao); la réconciliation nationale; une armée unie, intégrée et disciplinée; démocratie, transparence et bonne gouvernance; les déséquilibres économiques, sociaux, humains et démographiques ; la question de l'extrémisme islamique.
A notre sens, le retour au statu quo ante n'étant plus concevable, il conviendrait d'initier une réflexion autour d'un nouveau concept de l'Etat associant les intérêts des uns et des autres par des procédures non contraignantes admises par tous. L'Etat centralisé et la domination des ethnies du sud ne peuvent plus subsister tels quels.
La paix des armes est subordonnée en tout premier lieu au règlement du problème national Touareg. Se pose ainsi la question d'arbitrages douloureux mais vitaux quant à l'avenir de cette nation, héritière des grands empires sahéliens. Comment transcender les clivages du passé? Esquisser, à titre illustratif, une confédération malienne reposant sur un nouvel équilibre entre un sud et un nord devant apprendre à vivre ensemble? Selon un influent notable arabe de Tombouctou, «face à la crise malienne, la solution durable devrait s'appuyer sur un règlement politique dans le cadre d'un Etat fédéral à l'éthiopienne basé sur une large autonomie pour chaque région du Mali, y compris l'Azawad dont le redécoupage administratif devrait être revu afin de favoriser une cohabitation entre toutes les communautés du Nord du Mali. Les rapports de l'Etat central avec les Etats ou régions fédérées devraient également être largement redéfinis en vue de tenir compte des spécificités géographiques, humaines et des réalités socio-économiques»(2).
Il en va de la stabilité du Mali, de la stabilité du Sahel mais également de la stabilité du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. Cette formule de règlement, assortie d'un ensemble de garanties sécuritaires, est l'un des piliers du nouvel Etat malien et du futur ordre régional.
L'arbitrage post-colonial qui a réservé le règlement de la problématique touareg et les équilibres communautaires aux Etats souverains s'est avéré précaire, source de tensions et de rébellions dans les Etats qui comptent une population touareg. Toute rébellion chez l'un a toujours engendré une contagion chez les autres. La réponse relève certes de la souveraineté malienne mais elle concerne aussi les pays de la région. Les arbitrages qui s'imposeront au Mali sont inséparables des ajustements dans l'ensemble du théâtre saharien. Les enjeux sécuritaires incluant la migration, les réseaux de la drogue et l'impact de l'islam politique interfèrent avec des stratégies internationales.
La restructuration de l'ordre régional
Outre la problématique du nouvel Etat malien, se pose la question de la restructuration de l'ordre régional.
Le pacte post-colonial a épuisé ses vertus. Il convient d'ajuster les équilibres élaborés aux lendemains des indépendances nationales en fonction de la maturité politique, économique et culturelle des communautés composant cet espace. Un nouveau Sahel se cherche et il convient de favoriser cette nouvelle réalité au moyen d'un règlement politique fondé sur le consensus et non sur la force. Une plus grande flexibilité politique au Sahel dicte également une plus grande flexibilité plus au nord, dans le Grand Maghreb.
L'exemple malien prouve qu'une balkanisation supplémentaire du Sahel serait catastrophique si l'on tient compte de l'histoire ancienne, de la colonisation et de la décolonisation. Walvis Bay (rétrocédée à la Namibie le 28 février 1994), l'Érythrée (27 avril 1993), le Soudan du Sud (9 juillet 2011) et maintenant l'Azawad reposent la problématique de l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Il est temps que ce principe soit réexaminé et que la réponse fondamentale soit mieux méditée, la restauration des nations historiques devant prévaloir sur les entités coloniales dressées artificiellement par les métropoles dans l'intérêt des calculs impériaux de l'époque. L'Afrique doit se réapproprier sa propre destinée.
Sur cette base, il convient de consolider les Etats dans la mesure où une plus grande balkanisation multipliant des Etats fantoches incapables d'assumer leurs obligations de souveraineté ne ferait que perpétuer le désordre régional. Cependant, les Etats doivent admettre une large autonomie au bénéfice des communautés qui sont autant de composantes de l'Etat. La solution marocaine pour le Sahara Occidental pourrait s'étendre au Nord du Mali au profit des communautés enracinées dans le territoire.
Il est temps d'aller vers la régionalisation bien comprise et le respect des ensembles homogènes sur la base des nations historiques ayant précédé le découpage colonial. Sans innover, sans s'interroger sur des formes plus souples de territorialité transcendant les lignes de fracture et les clivages du passé, le problème touareg et d'autres ne pourront pas être surmontés sur le long terme.
Dans ce cadre, le concept d'océan sahélien prend tout son sens. Partons du principe qu'aucune solution durable ne prévaudra si les riverains de l'océan sahélien sont en conflit entre eux.
Dans ce contexte, il convient de mettre en avant le règlement entre Sahéliens, au moyen d'une conférence régionale regroupant l'ensemble des riverains de l'océan sahélien et associant les Touaregs. Comme en mer, la sécurité ne saurait relever que d'un effort concerté des riverains, basé sur une perception commune des menaces et sur des mécanismes de concertation et de coordination afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent au nom de calculs étroits.
La future équation sahélo-maghrébine
La guerre du Mali signifie aussi, au-delà du problème national touareg, la nécessité de mettre fin à l'impasse politique, économique et stratégique dans la région. La mission confiée à Romano Prodi, envoyé spécial des Nations-Unies pour le Sahel, ne saurait se limiter au règlement du conflit inter-malien. Elle doit s'étendre au règlement d'ensemble du système de conflits caractérisant le Sahel et le voisinage maghrébin. C'est sous l'égide des Nations-Unies que doit être élaboré un cadre de règlement reposant sur un processus politique associant l'ensemble des riverains ainsi que les parties concernées, l'opération de maintien de la paix et la création du Fonds international pour les pays du Sahel annoncé d'ores et déjà le 14 février 2013 par M. Prodi. Ce cadre global doit assurer la cohérence des initiatives destinées à la stabilisation et à la restructuration de la région.
Les jihadistes libyens risquent de menacer la sécurité des pays du Maghreb et du Sahel.
En définitive, la crise malienne ouvre la voie à une nouvelle ère au Sahel et en Afrique de l'Ouest où les réalités ethnico-géographiques prévaudront sur les élites politiques post- coloniales et où l'Occident se donne un nouveau destin.
L'éclatement d'un foyer d'instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme. Il n'est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l'isolant du flanc sud sahélien. Une concertation permanente s'impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l'avenir de la scène sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin! En effet, les pays maghrébins en transition démocratique ou en phase pré-révolutionnaire s'exposent aux diverses menaces projetées par le vide sécuritaire caractérisant le flanc sud sahélien dopé par l'insécurité libyenne. La dynamique est ascendante, orientée sud-nord.
L'exacerbation des tensions tribales et religieuses sur fond de rivalités régionales et d'ingérences étrangères présente le risque d'une longue période d'incertitude et d'instabilité.
La Libye, célébrant le deuxième anniversaire de sa révolution, s'érige en foyer de déstabilisation doublé d'un sanctuaire pour des jihadistes susceptibles de menacer la sécurité des pays du Maghreb et du Sahel. Elle offre un refuge aux groupes terroristes ou mafieux qui bénéficient d'appuis au sein du nouveau pouvoir central, lui-même en peine d'affirmer son autorité sur les vastes étendues du sud livrées au chaos.
En effet, outre un possible repli de jihadistes du nord du Mali vers le sud libyen, l'attaque d'In Amenas a d'ores et déjà révélé l'existence de connexions avec des groupes libyens essentiellement composés de vétérans du Groupe islamique combattant libyen (Gicl) fortement enracinés en Cyrénaïque.
Par ailleurs, de nombreuses sources révèlent la multiplication de camps d'entrainement dans le sud du pays. Cette situation menace directement la sécurité nationale tunisienne mais également l'Algérie, le Niger et le Tchad. L'avenir de la Libye, proche des foyers de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l'espace Toubou et le fondamentalisme islamiste de Boko Haram, sera ainsi au cœur de la future équation sahélo-maghrébine (3).
Outre le conflit malien, un deuxième foyer pour le moment circonscrit menace la stabilité de la zone : le conflit opposant dans le sud libyen les Toubous aux tribus arabes, essentiellement les Zwei à Koufra. L'insécurité chronique du sud de la Libye, livré aux milices, aux trafiquants et aux jihadistes, menace la zone péri-tchadienne, risquant d'embraser l'ensemble du théâtre sahélien jusqu'aux confins du Darfour: la contagion n'est plus qu'une question de temps. Compte tenu du jeu des alliances entre les Zaghawa et les Toubous tchadiens soutenant le président Déby, ce dernier pourrait se trouver contraint de soutenir militairement les Toubous libyens, de crainte de voir se soulever contre lui les Toubous du Tchad (même ethnie à cheval sur les deux frontières), socle de son pouvoir.
* Géopoliticien, spécialiste du Maghreb et du Sahel.
Notes :
1- Communiqué Bernard Lugan, Afrique Réelle, 9 février 2013.
2- Personnalité voulant garder l'anonymat et ayant remis à l'auteur un document jugé confidentiel lors d'un séminaire tenu à Niamey les 15 et 16 février 2013.
3- Mireille Duteil précise : «si les combattants d'Aqmi se déplacent du nord du Mali au sud de la Libye, le Niger, le Tchad et l'Algérie connaîtront, à leur tour, l'insécurité. "Et en Libye, il sera quasiment impossible de les combattre", estime un diplomate. Pour le Niger, qui se sait le second pays le plus vulnérable de la région, il faut donc éliminer les hommes d'Aqmi avant qu'ils ne s'installent dans le sud de la Libye. Et éviter aussi que des djihadistes ne prennent pied sur le sol nigérien», «Guerre au Mali : le danger libyen», Le Point, 17 mars 2013, consulté le 18 mars 2013.