Comment les élites pourraient-elles répondre au désenchantement des jeunes: immigration massive, plus de 100 cas d'immolation, des milliers d'adolescents sans foyer, un chômage touchant 70% d'entre eux, montée fulgurante de la délinquance...?
Par Hédi Sraieb*
Comment cela arrive fréquemment, une fois ouvert le couvercle d'une boîte de pandore prénommée «Révolution», toutes sortes de choses en jaillissent parfois connues, parfois méconnues. Inutile de revenir sur l'interprétation des résultats de la toute première élection libre (entachée tout de même d'irrégularités), sauf pour s'étonner du poids de l'abstention massive. Selon certains analystes avisés cette non-participation serait pour l'essentiel le fait de la jeunesse. De quoi manifestement s'interroger!
Les élites face aux vrais problèmes des jeunes
Pour surprenant que cela puisse être, ajoutent-ils, c'est sans doute une combinaison de défiance vis-à-vis des contenus des discours (le fait économique absent ou indifférencié des programmes) que vis-à-vis des élites politiques, pour l'essentiel issues des mêmes milieux, ayant suivi sensiblement les mêmes parcours, et s'étant longtemps réfugiés sous les «droits de l'homme», et dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Ces élites, expliquent-ils, semblent méconnaitre les réalités socio-économiques, et a fortiori, ne pas être en mesure de formuler la moindre alternative. Interrogés, beaucoup d'ailleurs le reconnaissent.
Tout se passe alors comme si l'intelligentsia et la classe politique avaient voulu, et continuent, inconsciemment à se conforter dans des débats sur la future république et sa société civile, renvoyant à plus tard la résolution des lancinantes questions. Ce faisant, ils envoient involontairement un message pour le moins assez loin des préoccupations immédiates ou projetées de cette jeunesse. En quelque sorte un immense «malentendu».
Celle-ci semble être, aussi et en quelque sorte, à la recherche de sa propre représentativité. Elle n'a pas véritablement trouvé ses égéries, ni ses porte-paroles, ni su s'intégrer aux organisations existantes.
Sit-in de protestation de jeunes chômeurs au bassin minier de Gafsa, berceau de la révolution.
Par ailleurs, la poursuite de débats confisqués par les questions sociétales, l'identité et la moralisation des comportements, pour importants qu'ils puissent paraître ne répondent pas manifestement à leurs attentes, trop occupés qu'ils sont, à la débrouillardise de la survie.
D'autres biais trahissent de ce désabusement de la jeunesse: l'immigration massive qui continue, plus d'une centaine de cas d'immolation signalés, plusieurs milliers de mineurs ou d'adolescents sans foyer (5000 à Tunis, selon l'Unicef), en sus d'un chômage qui touche jusqu'à 70%, voire plus, d'entre-eux, dans certains quartiers ou zones déshéritées, sans parler de la montée fulgurante de la délinquance et de la violence urbaine.
Il est tout aussi vrai que des réponses pertinentes au sous-emploi, à la précarité multiforme, aux inégalités sociales et régionales ne courent pas les rues ! Cela se saurait si l'on veut bien prendre le temps d'observer ce qui se passe aussi sur le pourtour méditerranéen.
Le plan Jasmin, qui a eu au moins le mérite d'exister ou ses variantes actualisées contiennent bien des éléments de réponse, mais recèlent aussi des contradictions «majeures» que d'aucuns jugent iniques et illégitimes: poursuite de l'endettement, canalisation des financements, pour l'essentiel, vers l'initiative privée, reproduisant, certes débarrassé de la corruption, un système socio-productif ontologiquement inéquitable.
Les jeunes, désoeuvrés, sont happés par l'extrémisme et la délinquance.
A vrai dire, on a beau chercher d'autres propositions ailleurs, on a quelque mal à trouver l'équivalent de ce plan, hormis quelques déclarations éparses et dithyrambiques sur le patriotisme économique, ou encore quelques effets de manche rhétoriques sur la souveraineté, la dette odieuse, voire aussi le traitement social du chômage.
Un «salariat tronqué, inachevé»
Il est fort dommage que les élites intellectuelles et politiques n'aient pas pris le temps de se pencher sur l'un des termes récurrents, emblématique, utilisé par ces jeunes, celui de travail, à côté de dignité et de liberté, «mot» clamé haut et fort depuis le début de cette révolution. Sémantiquement et par là socialement parlant, on ne peut traduire travail par emploi. Les deux termes n'ont que des affinités de voisinage et s'opposent sur le fond. Sans entrer dans un débat de linguistique sociale, ou politique; faisons simple: l'emploi est la forme qu'a pris le travail dans la société salariale. Or, précisément, notre formation économique et sociale, au stade de son développement présent, n'a su produire qu'un «salariat tronqué, inachevé», en quelque sorte une société salariale incomplète.
Les diplômés chômeurs exgient l'intégration effective à la vie professionnelle.
N'en déplaise à certains, les formes de travail disponibles sont encore majoritairement à durée variable, à temps laissé à la libre appréciation des employeurs, voire journalier ou saisonnier, sans parler des conditions de rémunération ou d'intérêt au travail. Cette forme là domine outrageusement l'ensemble des secteurs, à l'exception de la fonction publique, de la grande industrie ou du tertiaire supérieur. La forme «pérenne de l'emploi à plein temps» n'occupe, selon certaines estimations, qu'un petit tiers de la population en activité. Seules quelques monographies sectorielles réalisées par l'Ugtt témoignent de la chose: 3/4 des effectifs du textile et du tourisme sont à «temps variable». Bien évidemment travail et emploi se différencient par bien d'autres choses.
Notre système de «salariat incomplet et inachevé», recouvre aussi des éléments qui ont trait aux garanties non marchandes (droit du travail et couverture sociale complète) qui contribuent, on l'aura compris, à cette demande de dignité. Or c'est précisément ce que récusent les jeunes, comme l'illustrent ceux du bassin minier de Gafsa, qui renâclent au programme Amal pour un «vrai travail» à la Compagnie de phosphate de Gafsa (Cpg), bien payé et socialement reconnu.
Ce que demandent ces jeunes ce sont donc les mêmes conditions de vie et de travail dont bénéficient des salariés permanents du public comme du privé.
Alors, donnez du travail pour tous! Une vraie gageure de ce début de 21e siècle.
C'est pourtant, sans doute, l'un des messages fort envoyé aux élites, souffre-douleurs qu'ils sont de cette économie à deux vitesses, mais aussi d'une santé, d'une éducation, d'une culture à deux vitesses, que nous feignons d'ignorer. Ils se savent «diplômés» au rabais sans véritable devenir professionnel ni perspective sociale, dignes de ce nom.
On mesure aussi au simple énoncé de ce mot «travail» ce qu'il implique véritablement dans ces dimensions économiques (une situation) sociales (une position) et psychologiques (fierté et accomplissement personnel). Nous bien «lotis», savons de quoi il retourne!
Un challenge quasi impossible dira la méritocratie, et les tenants d'une division technique du travail, entre travail intellectuel et travail manuel, qui n'est jamais en fait et au bout du compte qu'une division sociale du travail. C'est pourtant bien dans cette direction qu'il faudrait aller et non plus de se contenter d'une politique de création d'emplois fussent-ils par milliers, mais qui n'en sont pas. Cette question requière une approche globale.
Il faudra donc avoir le courage de tout remettre à plat sous peine de déchainements sporadiques de cette violence aveugle. Car une chose est sûre, même pour une Troïka qui temporise et oublie, cette demande de «travail digne», qui comme un élastique trop distendu reviendra à coup sûr comme un boomerang à la face des politiques.
*Docteur d'Etat en économie du développement.