Bourguiba n'est ni le Combattant Suprême ni le despote qu'on veut nous dépeindre. Il a été et restera l'incarnation la plus noble et la plus pure de l'amour qu'on n'eut jamais porté à la Tunisie.
Par Karim Ben Slimane*
La politique tunisienne de l'après révolution se joue aussi sur le terrain de la mémoire et de l'histoire. Les derniers événements en sont le signe qui ne trompe pas. D'un côté, le parti Nida Tounes, légataire autoproclamé du «bourguibisme», s'évertue à entretenir la mémoire du Combattant Suprême en commémorant le meeting de Ksar Hellal 1934. De l'autre côté, Ennahdha, épaulé par son parti vassal, le Congrès pour la république (CpR), s'échinent à enterrer la figure de Bourguiba et à relativiser son héritage.
Bourguiba, le "libérateur" de la femme, reçoit un groupe de jeunes tunisiennes, le 13 août 1957, fête nationale de la femme.
Bourguiba au cœur des controverses historiques
La révolution nous a donc mis face à un enjeu nouveau, un travail sur la mémoire et l'Histoire. Il n'y a rien d'étonnant que Bourguiba se retrouve au cœur de ces controverses historiques.
Bourguiba est un personnage complexe et nul ne n'est capable de lui reconnaître une constance idéologique quelconque. Le jeune Bourguiba a défendu l'habit traditionnel contre les velléités françaises de déraciner la femme tunisienne. Il a combattu la naturalisation des Tunisiens sous la colonisation en brandissant la menace de l'excommunication et en s'appuyant sur des fatwas et des avis religieux. Alors qu'en anticlérical convaincu, il a donné le coup de semonce à l'institution de la Zitouna à l'époque vermoulue et décadente. Il a tenté d'asservir l'institution du «mufti» à ses projets de modernisation cherchant à les parer d'une légitimité religieuse et à les assortir du sceau de l'exégèse réformateur (lire à ce propos ''Bourguiba : Ezzaama wal Imama'' de Lotfi Hajji).
L'abolition de la polygamie en Tunisie est fondée sur une lecture rénovée du Coran qui s'appuie sur l'impossible équité entre les quatre épouses. Néanmoins, un différend entre Bourguiba et le mufti l'a empêché d'aller loin dans la réalisation de l'équité homme femme, notamment en matière d'héritage. Le même Bourguiba, qui ne cachait pas son admiration pour l'œuvre du nationaliste Kamal Atatürk, avait émis des réserves sur le laïcisme radical qui a oblitéré l'identité musulmane de la Turquie.
Sa lutte pour l'indépendance, Bourguiba l'a menée en renvoyant la France à ses propres valeurs dont il était imbu. Toutefois quand dans les années soixante-dix, les milieux estudiantins se sont laissés bercer par les mouvements culturels contestataires qui projetaient d'émanciper l'individu de la société et de l'Etat en lénifiant les pressions au conformisme, Bourguiba a encore une fois changé de bord en défendant les coutumes, les traditions et les racines de la Tunisie. Certains lui prêtent même d'avoir aidé le mouvement islamiste tunisien à naître pour faire contrepoids à la gauche.
Bourguiba, l'ami de l'Occident, a droit à un accueil populaire à New York en 1961.
La tentation de la table-rase
Bourguiba est aussi le président qui a ouvert la voie à Mohamed Mzali, un arabisant notoire et patenté, pour réformer l'école et les programmes scolaires.
Je pense donc qu'il est à la fois superfétatoire mais aussi risqué de vouloir mettre Bourguiba dans une case quelconque. Notre travail sur la mémoire, dans lequel le statut et la place de Bourguiba occupent une place centrale, s'avère donc compliqué. Comment régler cette question?
En la matière les nouveaux maîtres de la Tunisie, les islamistes et leurs affidés, ne font pas dans la dentelle. La solution pour eux est de faire table-rase du passé et de déboulonner la statue de Bourguiba. Leur besogne est nauséabonde. Nida Tounes n'est pas en odeur de sainteté pour autant. Derrière l'exhumation de Bourguiba se cacherait, peut-être, un commerce ignoble de l'Histoire.
Pour ma part, je considère que Bourguiba constitue le péché originel par lequel la Tunisie que nous connaissons avec ses vertus mais aussi ses travers est née. Les tiraillements qui nous déchirent au quotidien entre modernité occidentale et tradition font notre «tunisiannité». Ils ne sont ni pathogènes ni anxiogènes : ils sont partie intégrante de nous. Ils nous donnent cette impression à la fois dérangeante mais aussi excitante de se dire que «ça se passe comme ça en Tunisie» ou que «c'est tunisien».
Je ne voudrais pas qu'on m'accuse de soustraire le travail sur la mémoire de la preuve des faits et de l'intransigeance des historiens pour le draper de romantisme et sentimentalisme. Mais Bourguiba a été profondément tunisien et c'est seulement cela qui compte à mes yeux. Il a bâti un pays et quand on entreprend un projet, on commet forcément, par amour, par détermination ou par passion, un péché originel qui se transmet au fil du temps aux générations d'après pour leur rappeler l'élan d'amour qui les a fait naître.
Alors Bourguiba n'est ni le Combattant Suprême ni le despote qu'on veut nous dépeindre. Il a été et restera l'incarnation la plus noble et la plus pure de l'amour qu'on n'eut jamais porté à la Tunisie.
*Spectateur rigolard de la vie politique tunisienne.