La transition démocratique en Tunisie ne sera pas l'œuvre d'une classe politique dont la culture est fondamentalement anti-démocratique, mais celle d'un mouvement citoyen qui donnera naissance à une nouvelle classe politique réellement démocratique.
Par Hatem Mliki
Bien que le titre et le contenu de cet article soient fortement inspirés de la polémique qui opposait entre 1846 et 1847 Joseph Proudhon à Karl Marx, auteurs de ''La philosophie de la misère et misère de la philosophie'', il ne s'agit nullement de revenir sur la position de l'un ou de l'autre ni apprécier leurs propos.
Démocratie de la misère
Alors que la chute du régime de Ben Ali fût vite confondue à l'accès instantané à la démocratie, les difficultés de la transition démocratique n'ont pas manqué, quelques mois plus tard, par surgir. Les Tunisiens ont fini par prendre conscience de la complexité de l'œuvre historique qu'ils sont invités d'accomplir à tel point que de nombreuses questions se posent aujourd'hui sur l'issue de ce processus.
Quelques mois après les élections de l'Assemblée nationale constituante (Anc), le 23 octobre 2011, l'unité a vite cédé la place à la division, les propos glorieux et élogieux aux diffamations et insultes, l'espoir au regret et la clarté des objectifs à la confusion totale.
La population, qui a porté le flambeau de la révolution, est à nouveau révoltée contre une classe politique dont la prestation est jugée médiocre, pour ne pas dire catastrophique (les récents sondages montrent le mécontentement de la population à l'égard de l'ensemble de la classe politique).
Les plus sages parmi nous continuent de se poser la question: qu'est ce qui a pu empêcher une transition démocratique qui s'annonçait pourtant facile et dont les principaux ingrédients étaient quasi-présents au lendemain du 14 janvier 2011?
De manière objective, le principal acquis de la révolution tunisienne est la liberté d'expression dans ses multiples formes. Médias, partis politiques et organisations de la société civile, bénéficient aujourd'hui de la levée de l'embargo offerte par la chute du régime dictatorial de Ben Ali. Malheureusement, ce mouvement de fait, spontané et désorganisé, a fini par renforcer la division, brouiller les pistes de la transition démocratique et désorienter la population qui ne sait plus vers où ce dirige la Tunisie.
Le maillon faible de la transition démocratique tunisienne est fondamentalement lié au paysage politique actuel composé du trio «islamistes, destouriens et socialistes», et plus particulièrement aux personnes qui sont à la tête de ces partis.
Les fondamentaux théoriques de ces mouvements sont basés sur l'idée de détenir chacun la vérité absolue et l'obsession du pouvoir comme, soi-disant, unique moyen de protéger un idéal (valeur suprême) non négociable et que l'autre menace. Il s'agit, en l'occurrence, respectivement, de l'islam, de la nation tunisienne indépendante et de la justice sociale.
Trois autres caractéristiques communes à ces partis viennent s'ajouter au tableau déjà noir: aucun d'entre eux n'a procédé, avant ou après la révolution, à une révision (autocritique) sérieuse de son mode de pensée surtout qu'ils n'ont jamais affiché des ambitions démocratiques claires auparavant.
Les mouvements sont gouvernés par leurs «leaders historiques» incontestables et glorieux cultivant chacun le culte de sa personnalité. Enfin, leurs bureaux politiques sont composés de personnalités qui se haïssent souvent personnellement, s'accusent mutuellement d'agression et de tortures dans le passé, font du combat politique une affaire personnelle et se présentent chacun en victime.
Par ailleurs, les trois corps politiques se partagent des espaces vitaux de la société et détient chacun un moyen de pression non négligeable et dangereux qu'ils n'hésitent pas à utiliser à l'encontre de l'intérêt national: mosquées/groupes salafistes pour les islamistes, hommes d'affaires/administration pour les destouriens et centrale syndicale/mouvement estudiantin pour les socialistes.
Paradoxalement, ce trio de choc se réunit autour de la même conception de la démocratie: un ensemble de magouilles sales et hypocrites permettant une mainmise légale et incontestée sur le pouvoir, y compris l'abus de pouvoir, avec la complicité d'une population divisée et fragilisée. Et si nous empruntons le langage de J. Proudhon, cette classe politique définit la démocratie comme étant «l'autorité plus le pouvoir».
La grande question à poser est donc de savoir si la fameuse transition démocratique, sans cesse martelée par tous, peut être l'œuvre de tels partis?
Misère de la démocratie
A priori et tenant compte de ce qui précède, la Tunisie est dans l'incapacité d'assurer une transition démocratique, au sens communément admis, à travers sa classe politique actuelle dont la culture est fondamentalement antidémocrate.
La transition démocratique suppose la refonte du système de gouvernance qui doit soumettre les gouvernants à l'obligation de rendre des comptes aux contribuables et une gestion transparente des affaires publiques, soutenus par des médias libres, une justice indépendante et une administration régie par les principes de la transparence et la neutralité.
Ironiquement, ces valeurs sont partagées par toute la classe politique qui multiplie publiquement les déclarations de bonne intention mais aussi les magouilles sales en cachette. Pour preuve : plus de deux ans après la révolution, aucune avancée significative n'a été enregistrée dans ce sens, à l'exception de la liberté d'expression que ces héroïques jeunes tunisiens ont réussi à obtenir et à imposer à tous.
Confier la transition démocratique à son éternel ennemi, soit le politicien, est une erreur grave surtout si celui-ci ne se réfère pas, ne se soumet pas et n'a jamais fait preuve de telles pratiques auparavant. De même qu'être opposant et/ou victime d'un régime quelconque ne signifie nullement qu'on soit démocrate.
La principale refonte du système de gouvernance qu'exige une transition démocratique dépasse de loin la révision des textes juridiques (la Tunisie postrévolutionnaire est régie par les mêmes textes de Ben Ali). Elle concerne la redéfinition de la relation entre le citoyen et le gouvernement. Ce dernier doit désormais se comporter comme salarié au service du premier qui règle son salaire et lui assure les avantages nécessaires à sa fonction. A défaut de cet acquis de nature à générer une révolution des modes de pensées de chacun, la transition démocratique restera illusoire.
La transition démocratique ne peut être que l'œuvre d'un mouvement citoyen à l'encontre d'une classe politique qui multipliera les tentatives en vue de réinstaller la dictature jusqu'à ce qu'une nouvelle classe politique issue de la nouvelle société prendra forme et assurera son rôle démocratiquement.