Ennahdha n'a finalement cédé sur un point, la chariâ, que pour mieux imposer son point de vue autrement! Résultat, un projet de constitution où les Tunisiens ne se reconnaissent pas et qui serait la première marche vers une dictature théocratique! Illustration: Rached Ghannouchi croqué par le peintre Hanafi.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
«Si la critique est juste et pleine d'égards, vous lui devez des remerciements et de la déférence; si elle est juste sans égards, de la déférence sans remerciements; si elle est outrageante et injuste, le silence et l'oubli», écrivait D'Alembert.
Le bureau de l'Assemblée nationale constituante (Anc), qui ne partage pas cette sagesse de philosophe, vient de fermement condamner toute lecture un peu trop sévère du projet de notre future constitution. Il exprime également son indignation contre l'esprit critique de mauvais aloi en la circonstance car soupçonné de vouloir «gâcher la joie du peuple tunisien», heureux d'assister à «la fin de la rédaction de la troisième et dernière mouture de la Constitution réalisée dans les délais impartis», dit une dépêche de la Tap datée du 27 avril.
Mustapha Ben Jaâfar ne supporte pas les critiques. Déjà?
Le communiqué en question ne le dit certes pas explicitement, mais en qualifiant de «voix discordantes» et de «dénigrement» l'examen critique du texte produit par les élus à l'Anc, il ouvre largement la porte aux thuriféraires qui ne manqueront pas de trouver au brouillon de la constitution des qualités susceptibles d'en faire l'une des meilleures lois fondamentales du monde.
Y a-t-il de quoi fouetter un athée ou un agnostique?
Comme nous craignons d'être taxé de détracteur du travail colossal de l'Anc et qui a coûté, par ailleurs, si cher à la communauté nationale, mais comme nous ne voulons pas non plus passer pour encenseur des gens en place, notre tâche sera ici bien ardue. Nous espérons, néanmoins, bien que nous ne soyons pas juristes et que les arcanes du droit nous soient inconnus, pouvoir nous limiter moins à une analyse, que nous souhaitons la plus objective possible, qu'à une simple description de certains aspects du texte qui nous retient.
Notons, tout d'abord, que Dieu ouvre le document ici analysé en citant l'expression consacrée : «Au nom de Dieu le Miséricordieux». Il le clôt également par une formule tout aussi classique que l'on pourrait traduire ainsi: «Par la grâce de Dieu».
Il faudrait sûrement être habité par un esprit de dénigrement systématique pour voir dans l'incipit et la clausule de ce texte fondamental et officiel une quelconque incompatibilité avec l'article 2 qui stipule que «la Tunisie est un État civil».
Seul, également, un esprit particulièrement malveillant pourrait considérer cet article 2 presque déplacé, voire incongru, dans ce contexte qui précise, dès le début du 2e paragraphe du Préambule, que les «fondements» ou «valeurs» de l'islam servent d'assise à la Constitution. Choix idéologique rappelé de nouveau à l'article 136 qui considère : «L'islam comme la religion de État.»
Habib Khedher, rapporteur de la Constitution, tripote comme il veut le texte de la Loi fondamentale.
Quelle mauvaise foi encore que de juger cet article 2, «La Tunisie est un État civil», incompatible avec l'article 5 qui dit: «L'État protège la religion, la liberté de croyance, la pratique des rites religieux et le sacré comme il assure la neutralité de l'espace religieux et le soustrait à l'instrumentalisation partisane»! A-t-on vraiment besoin de préciser de quelle religion, de quels rites religieux et de quel sacré il s'agit? Ce qui précède n'est-il pas suffisamment explicite pour rendre toute précision inutile? Que le texte ne mentionne pas, à titre d'exemple, la liberté de ne pas croire, y a-t-il vraiment de quoi fouetter un athée ou un agnostique?
Le fait que la Déclaration des Droits de l'Homme, signée et approuvée par la Tunisie indépendante, ne se trouve pas mentionnée dans l'actuel projet de notre Charte nationale, ne serait-ce qu'une seule fois, ne doit nullement être invoqué comme une façon pour le futur législateur de ne pas reconnaître la liberté de conscience dont il est question à l'Article 18 de ladite Déclaration: «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction...»
L'une des meilleures constitutions existantes, dites-vous?
Pour revenir de nouveau à notre beau projet national, les constituants, dans leur infinie sagesse, ont prévu un article, le 22e, qui énonce : «Le droit à la vie est sacré et il ne sera permis d'y toucher que dans le cadre de la loi.» Il faudrait certainement être réellement suspicieux pour penser que cette disposition pourrait être invoquée à l'avenir pour interdire l'avortement!
Allons donc, il ne viendra à l'idée de personne, dans un avenir proche ou lointain, de remettre en question disons les dispositions si libérales inscrites dans le Code du statut personnel ou d'abolir le droit à l'interruption légale de grossesse !
Demandez aux femmes iraniennes ou afghanes si elles se sentent brimées en quelque façon que ce soit depuis l'arrivée d'un régime théocratique dans leurs pays respectifs.
Nulle inquiétude à se faire non plus quant au droit de grève que le législateur «garantit» dans l'article 33. Seuls des syndicalistes extrémistes et qui chercheraient sans doute la provocation pourraient trouver à redire sur la suite du même article : «la loi fixera les conditions nécessaires afin de protéger matériel, infrastructure et poursuite du fonctionnement des services indispensables aux besoins des citoyens.»
Sans conteste, vous exagérez un peu si vous vous appuyez sur ce paragraphe pour déclarer qu'il y aura bientôt, dans le pays de la Révolution de la Liberté et de la Dignité, des entraves au droit de grève.
Il est inutile de même de se faire d'avance du mouron à propos de l'article 40 qui, tout en garantissant les libertés d'expression, d'information et de publication, déclare : «seule la loi pourra limiter ces libertés afin de protéger les droits d'autrui, sa réputation, sa sécurité et sa santé.»
Comment? Pardon? L'exercice de ces libertés vous semble conditionné? Allons! N'injurions pas l'avenir, svp! Un peu d'optimisme ne peut pas faire de mal par les temps qui courent !
Le président de l'Anc est, quoique l'on pense, un homme de grande expérience en droit constitutionnel, même s'il doit son poste actuel à un heureux accident de l'histoire. M. Ben Jaâffar n'est-il pas, en effet, dans le civil d'abord radiologue? Il faudrait donc se ranger à son avis éclairé quand il nous assure qu'il nous a concocté, avec la collaboration du non moins célèbre juriste, le sieur Habib Khedher, l'une des meilleures constitutions aujourd'hui existantes!
Le projet de constitution serait la première marche vers une dictature théocratique!
Un brouillon de constitution faussement consensuel
Trêve de plaisanterie car l'heure est grave! Triste, en effet, est le bilan présenté par l'Anc, après plus d'un an de travail ! Que de chamailleries, houleuses suspensions de séance et réécriture non autorisée et illégale d'articles produits par certaines commissions et publiquement dénoncés comme non représentatifs du travail des membres de l'Anc par certains élus dont Selma Baccar et Noômane El Fehri à titre d'exemples, pour aboutir à ce résultat! Pour produire un brouillon de constitution faussement consensuel et faussement démocratique!
Dans la réalité le parti conservateur dominant n'a cédé sur un point, exemple la chariâ, que pour mieux imposer son point de vue autrement! Résultat, le désaveu est public et de larges couches de Tunisiens rejettent un projet de constitution où ils ne se reconnaissent pas et qui, de l'aveu même d'experts reconnus, s'il devait être approuvé dans l'état, qu'à Dieu ne plaise, serait la première marche vers une dictature théocratique!
Est-ce là une fatalité historique qui pèserait sur le monde arabe malgré un Printemps prometteur en 2011? Sommes-nous condamnés à la régression alors que le reste du monde ne cesse d'aller de l'avant?
Notre destin est entre nos mains et il a pour nom la rédaction d'un Destour réellement progressiste, démocratique et digne d'un peuple qui a réalisé le miracle d'une révolution quasi non violente.
* Universitaire.
Illustration: Rached Ghannouchi croqué par le peintre Hanafi.