Face à l'avancée des conservatismes, religieux et autres, les hommes politiques progressistes doivent aider la population à se rapprocher du modernisme et d'en comprendre les enjeux, la nécessité et l'urgence.
Par Omar Alaoui*
Depuis l'avènement du printemps arabe, on parle souvent du concept de «modernité» et de «modernisme», à propos de la Tunisie, l'Egypte, la Libye et le Maroc, souvent à tort et à travers et sans en comprendre l'essence, les enjeux et la nécessité. Souvent, et au nom de vieilles postures d'un autre temps, on s'y oppose, argumentant sur l'importance des traditions, des origines, des spécificités. Stupidement, on oppose l'islam à la modernité, comme s'ils étaient incompatibles et irréconciliables. Bref, la modernité fait débat, et ce débat fait rage dans toute la région. Quel en est le réel contenu? Comment simplifier l'offre politique que la modernité représente? Cette tribune va tenter de vulgariser le concept de modernisme et de le rendre accessible à tous ceux qui s'enferment dans une vision manichéenne des choses.
Une culture politique de la modernité
Etre moderniste, c'est être un individu libre qui s'approprie ses droits et ses devoirs, c'est devenir un citoyen souverain. Etre moderniste, c'est s'attacher aux libertés, mais surtout à sa propre liberté individuelle. C'est vouer un culte à la raison, et toujours réfléchir selon la «rational choice theory». Etre moderniste c'est croire au progrès, aux avancées humaines, scientifiques et technologiques et refuser les superstitions et les traditions obsolètes.
Bien sûr, la définition du «modernisme» est plurielle, complexe et vaste mais il est de notre devoir de nous l'approprier et de l'articuler à la lumière des enjeux qui nous incombent aujourd'hui.
Etre moderniste, c'est souhaiter que chacun soit libre de mener sa vie comme il l'entend sans entraves et sans barrières. Etre moderniste, c'est s'associer à autrui, accepter l'Autre et non le rejeter, être tolérant et ouvert d'esprit. Etre moderniste, c'est vouloir contribuer coûte-que-coûte à la dynamique d'une société civile forte et proactive. Etre moderniste, c'est croire en la balance entre les droits et les devoirs. Etre moderniste, c'est être conscient de la notion de «responsabilité» au sein d'une société, celle que l'on en a envers son voisin, envers son prochain. Il y a donc une culture politique de la modernité.
Car oui, la politique doit s'adapter à chacun parce que l'homme doit être au cœur de la chose publique, de la vie de la cité et de toutes les politiques publiques. Le modernisme, c'est être pleinement conscient des grandes mutations du monde, de la complexité des crises multiformes qui touchent à la fois le monde arabe et l'Occident et de ce que nous devons faire pour les résoudre et les dépasser.
Etre moderniste, c'est refuser l'esprit de système, la pensée unique ou l'idéologie. Depuis la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc de l'Est, nous assistons, en effet, à la fin des idéologies, théorie chère à Bell, Boudon et Aron. Sans pour autant avoir atteint «la fin de l'histoire» de Francis Fukuyama, nous ne vivons plus dans un monde marqué par les confrontations d'idéologies antagonistes.
Le libéralisme, bien que remis en question aujourd'hui par la crise financière et économique internationale, est l'unique système de pensée qui domine le monde et le communisme, qui régnait sur la moitié du globe il y a peu, est désormais obsolète et «has been».
Le clivage entre conservateurs et modernistes
La naissance et le développement des nouveaux mouvements sociaux viennent anéantir toute chance de renaissance des idéologies. Dans le monde arabe, le clivage idéologique classique entre la «Droite» et la «Gauche» n'est pas adapté. Cette classification politique n'est valable que dans certains pays européens et bien loin des réalités socio-politiques de nos pays.
Si un clivage doit exister dans le monde politique musulman c'est bien celui opposant conservateurs et modernistes, parfaitement illustré par l'assassinat du leader tunisien Chokri Belaid. Il faudra alors casser les clivages, entrer en rupture avec la bien-pensance, la politique politicienne, les pratiques d'antan obsolète et le politiquement correct. Les partis doivent être avant-gardistes ou ne seront plus. Pour être crédible et gagner la confiance de la jeunesse. Les partis politiques sont d'origine plébéienne et devront revenir au peuple pour retrouver leur essence et leur raison d'être. La vérité, la justice et l'utilité publique doivent être les leitmotivs des partis politiques pour qu'ils restent en phase avec le réel, la modernité et les attentes de la jeunesse.
Selon Simone Weil, les partis politiques ont trois caractères essentiels: ils fabriquent de la passion collective; ils exercent de la pression collective sur les pensées des membres d'une société et leur unique fin est leur propre croissance, sans limites aucunes. Weil estime que «tout parti est totalitaire, en germe et en aspiration».
Pour donner tort à cette vision (en partie réaliste mais extrêmement pessimiste) du champ politique, la jeunesse doit s'emparer des partis politiques, pleinement, sans concessions, y adhérer en masse et y diffuser leurs idées avec force et convictions. Ils entreront certes en lutte contre les conservatismes, l'ordre établi, les notabilités, les systèmes fixes et rigides, mais ils gagneront à faire exister leurs idéaux dans la réalité politique, loin de toutes chimères, des doux rêves d'une jeunesse désabusée.
La rupture au cœur de l'engagement de la jeunesse
Il s'agit pour les jeunes de s'emparer et de s'approprier les outils démocratiques à leurs dispositions pour jeter les bases d'une refondation politique. La jeunesse a les capacités intellectuelles, la volonté et l'énergie pour faire en sorte que les partis soient plus consistants et puissent servir le bien public, l'intérêt général et ce souci de vérité et d'intégrité. La rupture est au cœur de l'engagement de la jeunesse. Elle veut, et elle doit, rompre avec ce qui la tire vers le bas pour laisser grandir et émerger ce qui la tire vers le haut, ce qui la tourne vers l'avenir, résolument. Elle veut, et elle doit, rompre avec le désespoir pour faire renaître et faire rejaillir l'espoir et la confiance. Elle veut, elle doit, accomplir sa rupture avec la politique politicienne, mal gérée, instrumentalisée au profit d'intérêts partisans et personnels. Les partis, pour plaire à la jeunesse, devront incarner un changement de fond, le plus sincèrement possible, le plus rapidement possible. La politique que la jeunesse veut incarner doit entrer en rupture avec les conformismes et la pensée unique.
Notre choix démocratique, à nous peuples arabes, doit se fonder sur la notion de volonté générale, théorisé par Rousseau dans son Contrat Social. Quiconque s'intéresse à la chose publique et à sa gestion, à la modernisation de la vie publique, doit s'y intéresser efficacement. Le choix des partis politiques, aussi imparfaits soient ils, est une nécessité pour être en prise avec le réel, les revendications du peuple et conforme à l'horizon moderniste.
La devise de Rimbaud «être absolument moderne» prend tout son sens aujourd'hui dans la région Mena, dans un contexte marqué par la montée en force des ultra-conservateurs.
Au lendemain de la victoire des forces politiques islamiques à travers les pays de la région, j'ai ressenti personnellement une nécessité d'être «absolument moderne». Lors de l'enterrement du cheikh Yassine au Maroc, et ce jour là plus que jamais, j'ai ressenti une urgence d'être «absolument moderne». Le Mouvement Justice et Bienfaisance, qui rêve d'installer au Maroc un califat islamique, est incontestablement la plus grande force de mobilisation citoyenne. Si leurs tristes rêves prenaient vies, Justice et Bienfaisance sonnerait le glas de tout élan de modernité au Maroc. Etre «absolument moderne» ne doit pas être un simple slogan, mais bien une réalité, un appel au sursaut citoyen.
Prononcer ce «il faut», l'ordre de Rimbaud, c'est déjà faire l'effort de la conquête des esprits. Car oui, la modernité n'est pas acquise et chaque jour la montée des populismes et des conservatismes nous le prouve. Devant la gravité de la situation, être moderne ne suffit pas, cela ne suffit plus. Il faut l'être absolument, sans concessions, sans «lignes rouges», sans barrières aucune. La modernité ne peut être un état de fait, c'est une impulsion, une dynamique, une synergie.
Remettre l'individu au cœur de l'Histoire
Dans cette incantation rationnelle que nous offre Rimbaud, il y a une idée de «rupture»: un thème encore inédit et inexploité dans le monde politique. Etre absolument moderne, c'est en finir avec les pratiques politiques de l'ancien temps: les compromis tièdes, la politique molle, les petits arrangements et la politique politicienne. Il y a dans le modernisme une valeur d'absolue, une volonté de couper les ponts, de larguer les amarres, de quitter le port, une volonté de se délivrer du joug de la bien-pensance et de s'émanciper enfin des barrières socio-culturelles.
Les pays arabes, et je pense ici plus particulièrement à l'Egypte et à la Libye, devront également renoncer à la notion de sacré. Le sacré ne peut plus, dans un monde moderne, assurer la cohésion et le lien social. Le sacré ne peut plus donner du sens et de la force aux valeurs et aux normes qui structurent la société marocaine.
Une société est regroupée autour d'une constitution, non au sens politique mais plutôt au sens social du terme, soit un principe d'organisation d'une multiplicité. La logique d'une société moderne s'impose aux individus selon un système de normes. La société moderne soit prendre la forme, dans la conscience collective des citoyens, un ordre institutionnel nouveau, basé sur la raison et non sur les croyances, les superstitions et les mythes.
Le phénomène central d'une société moderne est donc que les individus vivent ensemble, c'est le vouloir vivre ensemble, et comme le dit Aristote dans son ouvrage ''La Politique'', ils ne vivent pas ensemble seulement comme un troupeau à la pâture mais en s'ordonnant à un système de relations, de normes, indépendant des individus et qui est l'élément déterminant d'une appartenance commune.
L'histoire du droit moderne tend à présenter le citoyen comme l'ultime et l'unique référence en matière de droits et devoirs. La modernité est dans ce sens individualiste, la philosophie prône le rapport à soi et la conscience de soi. L'homme est le vivant politique, c'est de sa parole que jaillit le juste, la vérité, et c'est de sa volonté qu'apparaît et que s'impose la modernité.
Le concept de modernité fait l'objet d'une réinvention perpétuelle dans le monde de la philosophie, et nos intellectuels doivent participer à ce travail de redéfinition. Nous, les politiques, devons permettre à la population de se rapprocher du modernisme et d'en comprendre les enjeux, la nécessité et l'urgence.
* Militant associatif marocain.