L'auteur, avocat honoraire et ancien bâtonnier, s'il devait plaider pour Amina, voici la plaidoirie qu'il prononcerait. Elle porterait sur la nécessité pour les juges tunisiens de ne pas se laisser instrumentaliser par n'importe quel pouvoir.
Par Jean-Pierre Ryf*
Mesdames et Messieurs du tribunal
S'il y a une chose qui doit être fermement condamné c'est d'abord l'instrumentalisation de la Justice, le fait de se servir de vous pour faire progresser des idées politiques. Vous n'êtes pas là pour cela; or, depuis le début de la Révolution, chacun a cherché à vous utiliser.
On vous a utilisés contre la diffusion du film, bien innocent, ''Persépolis'', on vous a grandement utilisé et notamment en faisant durer la procédure qui va durer encore contre le Doyen Kazdaghli et pour soi-disant rendre justice à des jeunes femmes qui ne faisaient – en voulant imposer la burqua dans l'Université – que de la politique.
Je sais bien que lorsque vous êtes saisis, vous ne pouvez pas refuser de juger et votre devoir, le seul, est d'appliquer la loi.
Mais permettez-moi de vous dire qu'il y a manière et manière d'appliquer la loi et que vous avez les moyens, par vos décisions et par leur motivation, de dire aux uns et aux autres: «Cela suffit, ne nous saisissez plus pour nous instrumentaliser et pour aider à votre combat politique.»
Manifestation devant le Palais de Justice de Tunis: "On me viole et on m'accuse".
Votre saisine dans l'affaire Amina est évidement politique. Le Parquet, qui dispose du pouvoir en vertu du principe de l'opportunité de poursuivre ou de ne pas poursuivre, a, de toute évidence, ici, suivi les instructions du pouvoir.
En effet, l'action d'Amina est bien anodine: inscrire le mot «Femen» sur un mur a Kairouan!
Certes, ce mot est symbolique mais quel dommage entraine-t-il? Un peu de peinture et tout aurait été remis en ordre. Cela vaut-il vraiment une poursuite? Oui, évidement, si l'on veut faire taire une liberté d'expression. Or, je vous rappelle, à vous magistrats, que l'honneur et la grandeur de votre fonction est, avant tout, de protéger les libertés.
Même si vous ne partagez pas les idées et le comportement d'Amina, vous vous grandiriez, vous et l'Institution que vous représentez, en appliquant la phrase de Voltaire: «Je ne partage pas vos idées mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer».
Aurez-vous la grandeur de dire cela? Je l'espère. Vous enverrez en même temps un message fort à tous les politiques et ici, en l'occurrence, au pouvoir en lui disant: «Cessez de nous instrumentaliser».
En second lieu, je voudrai vous dire, mesdames et messieurs du tribunal, que la Justice est conforme à sa mission lorsque, précisément, elle est juste et qu'elle est la même pour tous. Or, force est de constater que si vous condamniez Amina vous ne pourriez que paraître injustes et même manipulés. Pourquoi ? Et bien parce des faits beaucoup plus graves ont été et sont commis dans ce pays et que jamais les tribunaux ne les ont sanctionnés. Ne croyez-vous pas, au fond de vos conscience, que les appels aux meurtre de certains imams, que les violences commises contre des réunions politiques, que les discours de haine proférés ça et là ne sont pas mille fois plus graves que ce qu'a fait Amina? Ont-ils été poursuivis? Ont-ils été sanctionnés? Non.
Vous me répondrez sur un plan technique que vous ne pouvez pas sanctionner si le procureur ne vous renvoie pas les délinquants. Cela est tout à fait vrai mais confirme que le pouvoir vous instrumentalise en poursuivant certains et en laissant les autres commettre des crimes beaucoup plus graves sans les poursuivre devant vous.
Allez-vous acceptez cela? Votre dignité peut elle l'accepter?
Vous avez le pouvoir de dire au procureur de la République qui est un subordonné du pouvoir: «Nous n'acceptons pas de pratiquer la politique du deux poids deux mesures.»
Femen arrêté à Kairouan le dimanche 19 mai.
Vous en avez le moyen sans violer la loi. Vous pouvez, en effet, condamner et reconnaitre l'infraction de dégradation de propriété par exemple mais de ne donner qu'une sanction purement symbolique en assortissant votre jugement de motifs qui renvoient le pouvoir et le procureur à leurs responsabilités et à plus de mesure.
Voilà. Je n'aborde même pas ici le fond de l'action d'Amina car ce serait entrer dans le jeu des poursuivants et donner à cette affaire une dimension uniquement politique et ce n'est pas dans cette enceinte que cela doit se discuter.
Dans cette enceinte, on doit simplement mesurer le dommage (il est minuscule et dérisoire) et dire si il faut sanctionner la liberté de penser et d'expression ici et la laisser se donner libre cours lorsqu'elle incite a de véritables crimes ailleurs.
Je conclurai en vous disant: vous n'avez pas à faire de la politique; vous devez être juges et justes et si vous l'êtes vous grandirez l'institution qui est la vôtre. Dans le cas contraire, le peuple tunisien croira (il a déjà tendance à le penser) que vous n'êtes que des serviteurs du pouvoir et vous ferez un tort considérable a votre Institution.
* Avocat honoraire, ancien bâtonnier.