La Tunisie doit-elle continuer d'aimer la langue française plus que les Français eux-mêmes, qui viennent d'autoriser des cours en anglais dans les universités françaises?
Par Karim Ben Slimane*
Le débat a fait rage dans le pays de Hugo à l'occasion de la loi Fioraso sur l'enseignement supérieur et de la recherche. Le gouvernement vient d'autoriser que les cours dans les universités françaises soient dispensés en anglais alors que la loi Toubon sur l'utilisation de la langue française jadis en vigueur restreignait l'enseignement supérieur au français.
La France lorgne vers l'anglais pour sortir de son isolement
En dépit des nombreuses divisions au sein de la majorité aux manettes du pays, la loi vient d'être votée par le parlement. Les universités françaises ainsi que les grandes écoles pourront désormais délivrer leurs enseignements en anglais afin d'attirer davantage d'étudiants étrangers anglophones.
En vérité, l'anglais est employé depuis plusieurs années dans de nombreuses institutions et notamment dans les grandes écoles de commerce ou encore à sciences politiques qui n'ont pas attendu la loi Fioraso. Désormais, l'emploi de l'anglais est non seulement régularisé mais surtout généralisé.
Les partisans de cette loi avancent l'argument de l'attractivité des universités françaises qui en enseignant en anglais pourraient attirer des enseignants-chercheurs de renommée internationale ainsi que des étudiants anglophones. L'anglais est considéré par ces derniers comme la langue de la science et la langue véhiculaire entre scientifiques.
On retrouve parmi les défenseurs de l'anglais à l'université les enseignants des sciences dites dures (physique et mathématiques). Mais cette loi n'a pas trouvé un écho favorable auprès des enseignants des humanités et des sciences sociales ni auprès des philosophes et des intellectuels d'ailleurs. Ainsi, Michel Serres voit dans cette loi une mort programmée de la langue française et Bernard Pivot, amoureux fougueux et patenté de la langue française devant l'Eternel, se désole qu'on puisse ôter à la langue française la capacité de dire et d'incarner la modernité.
Le débat intervient sur fond d'un malaise grandissant au sein de l'université française. Les divers classements des universités, dont notamment le classement de Shanghai, qui sont devenus depuis quelques années le baromètre de l'excellence académique, a accentué le sentiment que l'université française et le modèle français en général est en perte de vitesse, les plus alarmés diront qu'on a atteint le stade de l'agonie.
Cette nouvelle donne a amené beaucoup de pays de la francophonie à prendre la mesure de la décadence annoncée de l'université et de la langue française. Ainsi, et depuis de nombreuses années, le Rwanda de Paul Kagamé a opté pour l'anglais comme langue officielle du pays et de l'enseignement bien que des raisons politiques ne sont pas étrangères à cette décision.
De nombreux pays africains sont en train de se poser la même question. Pourquoi continuer à parler français et envoyer nos élites se former des universités malades et agonisantes, se demandent-ils légitimement?
Il y a donc péril dans la demeure de la francophonie.
Nouveaux logiciels pour se penser soi-même et penser le monde
Quid de la Tunisie. Nous devons prendre la mesure et réagir par rapport à cette nouvelle donne. Le français est la langue de la science par excellence dans l'université tunisienne et la grande majorité de nos enseignants ont été formés en France et ne parlent que le français. Cependant quelques exceptions d'institutions purement anglophones existent à l'instar de la South Mediterranean Business School (école de commerce privée) et de Tunis Business School (école de commerce publique). Insuffisant.
Si il est vrai que l'université tunisienne est dans un état de décomposition avancée, les derniers classements en témoignent, la réforme, si réforme il y aura, doit intégrer la donne de la déliquescence du modèle de l'université française et de la langue française en général. La Tunisie a-t-elle les moyens d'être plus royaliste que les rois et d'aimer la langue française plus que les Français eux-mêmes?
J'anticipe déjà les réactions de certains nostalgiques du quartier latin, ceux qui considèrent que le français reste le vecteur par excellence de l'accès aux valeurs universelles des droits de l'Homme et à la littérature des lumières nécessaires remparts par les temps qui courent contre l'obscurantisme qui nous guette. Je leur donne raison, mais à moitié. Les temps changent et notre monde est désormais multipolaire. Les Français eux-mêmes l'ont compris. Nous avons besoin de nouveaux logiciels pour nous penser nous-mêmes et penser notre monde.
Cette tribune écrite par quelqu'un qui a baigné dans l'amour de la langue française et de la France, désormais sa terre d'accueil et d'hospitalité, qui réfléchit en français mais rit en tunisien, dit son amour en français mais fait la cour en Tunisien, n'est finalement qu'un exercice de nihilisme auquel nous devons tous nous initier afin d'adapter nos logiciels à ce monde qui bouge et qui nous entraîne dans son sillage.
Je le redis amèrement avec un pincement au cœur, le français est mort vive l'anglais. A ma prochaine conquête, je dirai donc «I love you».
*Spectateur rigolard.