Dans cette étude consacrée à la situation économique en Tunisie, l'auteur, propose un diagnostic et une feuille de route pour sortir l'économie tunisienne de son marasme actuel.
Par Fayçal Derbel*
Le budget économique a retenu au titre de l'année 2013 un taux de croissance de 4,5%, un déficit budgétaire de 5,9% et estimé les ressources à 26.792 millions de dinars (MD).
Une analyse des réalisations des 4 premiers mois de 2013, comparées à celles de la même période de l'année précédente et aux prévisions de l'année, met en évidence des écarts significatifs, qui devraient donner lieu à des réajustements et autres mesures de redressement et de relance.
Ces écarts ainsi que la dégradation de certains indicateurs, tels que le taux d'inflation, l'indice boursier les avoirs en devises et le cours du dinar, constituent des signaux négatifs d'une situation économique on ne peut plus compliquée et se heurtant à plusieurs difficultés structurelles.
Critique et difficile, mais loin d'être désespérée et catastrophique, la situation économique doit retrouver le bon chemin vers la sortie de la crise et le maintien d'une croissance dans un trend haussier.
Pour ce faire, la mise en place d'un plan de relance est une mesure à la fois imminente et urgente, ce plan doit impliquer toutes les parties prenantes et exploiter tous les leviers possibles pour atteindre les objectifs recherchés en matière d'équilibre budgétaire et de redressement des indicateurs économiques.
Cette étude se propose de présenter, dans une première partie, une analyse de l'équilibre budgétaire au vu des résultats des 4 premiers mois de l'année en cours et, dans une deuxième partie, une feuille de route comportant un ensemble de mesures proposées pour le redressement et la relance de l'économie.
I- Equilibre du budget & autres indicateurs macro économiques
L'appréciation de l'équilibre budgétaire et des autres indicateurs peut être envisagée en comparant dans le temps ces données ou en mesurant le niveau de réalisation par rapport aux prévisions arrêtées au titre de l'année.
1-1- Comparaison dans le temps
Les résultats provisoires de l'exécution du budget de l'Etat à fin avril 2013, fournis par le ministère des Finances, comportent un ensemble de données chiffrées couvrant les opérations du budget : revenus, ressources d'emprunt, dépenses de gestion et d'investissement, prêts et avances nets du trésor et services de la dette. Ces données sont présentées de manière comparative permettant d'analyser leur évolution par rapport à la même période de l'année précédente.
Les principales données inhérentes aux opérations du budget à fin avril 2013 et leur évolution par rapport à la même période de l'année précédente s'analysent ainsi qu'il suit :
D'autres indicateurs financiers et monétaires fournies quotidiennement par la Banque centrale de Tunisie (BCT), permettent de disposer d'un ensemble de données statistiques sur la monnaie et le financement, ainsi que sur l'évolution des instruments monétaires, du cours du dinar, des réserves en devises et autres.
Les principaux indicateurs permettant de juger la dynamique de l'activité économique dans son ensemble et d'apprécier les mécanismes de financement de l'économie ainsi que l'évolution du cours du dinar, du taux d'inflation, des réserves en devises et de l'indice boursier peuvent se présenter ainsi qu'il suit:
1-2 : Mesure du niveau de réalisation
La comparaison des réalisations à fin avril 2013, à leur niveau théorique budgétisé (correspondant au tiers des montants alloués au titre de l'année budgétaire), permet de d'apprécier la vraisemblance des prévisions et de susciter la réactivité nécessaire en vue de rattraper les retards dans l'exécution du budget ou, le cas échéant, d'opérer les ajustements qui s'imposent.
L'analyse des indicateurs ci-avant présentés, et les enseignements que nous pouvons en tirer, peuvent être résumés dans les 4 constats suivants :
1- La baisse des ressources propres de 4% par rapport à leur montant au 30 avril 2012 et le décalage quant aux réalisations effectives par rapport à leur niveau théorique (qui doit correspondre au 1/3 du budget 2013 soit 33,33%) résultent principalement du faible montant des recettes non fiscales. Celles-ci ont, dans l'ensemble, enregistré une augmentation de 9% avec toutefois une régression des recettes provenant de la TVA et des droits de consommation.
Ceci pourrait constituer un signe révélateur de fléchissement de l'activité économique, dont la persistance induirait une croissance très maigre voire nulle.
En effet, même si la corrélation entre la baisse des recettes provenant de la TVA et la chute du Pib n'est pas parfaite, il n'en demeure pas moins vrai qu'une régression de la TVA implique le plus souvent un essoufflement du Pib.
2- La régression des investissements directs étrangers (IDE) ainsi que la baisse des recettes touristiques et des revenus du travail cumulés au 31 mai 2013 par rapport à la même période de l'année passée, expliquent en partie la décrue des réserves en devises ainsi que l'essoufflement de l'activité économique, qui risquent d'affecter la croissance attendue.
3- L'augmentation des dépenses courantes associée à la baisse des ressources propres a eu pour effet une insuffisance de couverture des dépenses hors remboursement du principal de l'ordre de 563 MDT correspondant à la totalité des intérêts de la dette (522 MDT) et à une fraction des dépenses de développement (41 MDT).
Les dépenses de gestion incluant les intérêts de la dette dépassent les recettes fiscales aussi bien dans le budget que dans les réalisations au grand dam des investissements, faibles en prévisions et en réalisations induisant un endettement dangereusement progressif rendu nécessaire. Quels sont les objectifs de cet endettement pour financer des dépenses sans vision de retour sur investissement?
4- La persistance de la tendance inflationniste et l'augmentation du taux d'inflation par rapport à l'année précédente sont incontestablement nuisibles pour tous les agents économiques et particulièrement pour les entreprises dont la compétitivité serait affectée par une montée des tensions sociales, ce qui n'est pas sans altérer la croissance économique et l'emploi.
II - Une feuille de route
Sans verser dans un pessimisme excessif, ni manifester un optimiste euphorique, il convient d'apprécier la véritable situation économique au vu des indicateurs ci-avant présentés, de manière objective, prudente et surtout positive.
Certes, la situation est très difficile et pourrait devenir alarmante. Si elle se poursuit pour le restant de l'année en cours, elle deviendrait périlleuse et la croissance espérée et les paramètres et équilibres qui en découlent seraient vains et relèveraient du domaine de l'impossible.
Comment infléchir cette tendance? Quelles ressources humaines, matérielles et psychologiques devrions-nous mobiliser pour rétablir la confiance et relancer une reprise économique appelée à durer et à s'inscrire dans une spirale vertueuse?
Les solutions à cette problématique ne sont pas simples ni à identifier ni à trouver dans des délais courts et sous la pression.
En revanche la mise en place d'un plan d'urgence comprenant des mesures pouvant être mises en œuvre à partir du premier juillet 2013 est indispensable. Ce plan couvrira le second semestre de l'année 2013 et toute l'année 2014, soit une période totale de 18 mois.
La feuille de route proposée s'articulera au tour de 3 principaux axes qui nécessitent une adhésion totale et inconditionnelle et un engagement ferme et incontestable de toutes les parties prenantes : Assemblée nationale constituante (ANC), centrale syndicale, pouvoir exécutif et opérateurs économiques.
1- L'Assemblée nationale constituante :
Une proposition pertinente a été faite par Radhi Meddeb lors du congrès économique de l'Utica du samedi 11 mai. Elle porte sur une délégation qui sera donnée par l'ANC au gouvernement, afin de promulguer les textes à caractère économique et social sous forme de décrets-lois.
Cette procédure, souvent appliquée dans d'autres pays, est appelée «procédure exceptionnelle de substitution» et constitue un moyen pour le pouvoir exécutif de se substituer au parlement. Pour le cas d'espèces, elle permettra d'accélérer la promulgation par le pouvoir exécutif de textes nécessaires à la mise en œuvre des mesures de redressement et de relance; mesures qui doivent entrer en vigueur au début du deuxième semestre. Cette délégation permettra également à l'ANC d'éviter de «courir derrière plusieurs lièvres» en concentrant ses efforts sur la finalisation de la constitution et la proclamation d'un calendrier clair et précis pour l'achèvement de la période transitionnelle.
2- Les centrales syndicales et les forces ouvrières :
Les forces ouvrières ont toujours constitué une véritable force motrice de la croissance économique. En Tunisie, la contribution appréciable et importante du facteur travail dans l'édifice n'est plus à démontrer.
Un fort soutien à ce plan de redressement et de relance en cette phase de «take off» est plus que nécessaire, c'est même une condition indispensable et vitale pour la réussite de toute relance économique. Ce soutien qui marquera une adhésion indéfectible aux mesures de relance et une volonté inébranlable pour la sortie de crise, consistera à lancer un mot d'ordre avec fierté et conviction : «Une trêve dans les grèves». C'est par cette décision courageuse, responsable voire même altruiste, que les parties concernées se montreront déterminées à construire un avenir radieux et profitable à tous, dont bien entendu les salariés.
3- Le pouvoir exécutif :
Tout en associant toutes les composantes de la société civile et plus particulièrement les organisations professionnelles et les think-tank, le gouvernement est appelé à préparer et mettre en œuvre les mesures concrètes du plan de relance à travers des décrets-lois. Au nombre de 4, dans une première étape, ces décrets lois devraient entrer en vigueur au début du second semestre et devraient couvrir les domaines suivantes:
A- Le dossier des «hommes d'affaires»
Les listes des hommes d'affaires interdits de voyage, ceux qui sont poursuivis ou risquant de l'être, ont fait autant de peur que de mal, provoquant ainsi un sentiment de frustration, de malaise voire l'anéantissement de toute volonté d'entreprendre.
Un décret-loi d'indemnisation, de transaction pénale et de conciliation, permettant à l'Etat de récupérer tout ce qui lui a été dérobé (jusqu'au dernier millime), et aux hommes d'affaires de retrouver sérénité et quiétude, est une véritable urgence et un préalable fondamental pour la mise en œuvre de toutes les mesures de redressement.
L'objectif étant de clôturer définitivement ce dossier, de réparer tout préjudice causé aux finances publiques, pour ne plus en parler d'ici le début du semestre.
B- Une incitation à l'investissement tous azimuts:
En attendant la promulgation du nouveau Code d'investissement, il serait nécessaire de booster l'investissement privé à travers des mesures exceptionnelles au titre de la période à venir (juillet 2013 – fin 2014) tendant à accroitre considérablement les investisseurs dans tous les secteurs et dans toutes les régions.
Ces mesures exceptionnelles pouvant être édictés par un décret-loi auraient pour objectif d'atteindre un record de créations de projets et d'emplois, et pourraient comporter :
*Pour les jeunes et nouveaux promoteurs :
- mise à disposition de terrains dans les zones industrielles à des prix raisonnables, sur une période de 10 ans, renouvelable par tacite reconduction si le projet est entré en exploitation et qu'il est bénéficiaire;
- prêts remboursables sur 10 ans et sans intérêts pour la prise en charge de certaines dépenses d'investissement;
- déduction du résultat imposable d'un montant équivalent à une fois ou deux fois le Smig pour le différentiel d'emplois créés par toute entreprise en fonction de la qualification (sans qualification déduction de 1 fois le Smig et diplômé de l'enseignement supérieur déduction de 2 fois le Smig);
- assistance et accompagnement durant toutes les phases de réalisation de l'investissement;
- mise en œuvre d'un système simple de garantie pour encourager l'initiative des jeunes promoteurs à réaliser leurs investissements sans nécessité d'apports importants de fonds propres.
* Pour les investisseurs potentiels :
- dégrèvements substantiels des revenus et bénéfices réinvestis;
- primes d'investissement et ;
- subvention au titre des emplois créés.
La période à venir doit être marquée par un effort exceptionnel de promotion et de dynamisation de l'investissement privé pour rattraper le déficit structurel enregistré.
C- Des mesures pour les secteurs bancaire et touristique:
C1- Secteur bancaire :
La restructuration des banques publiques et la mise en œuvre des solutions envisagées, sont planifiées après achèvement de la mission d'audit diagnostic de ces banques. Au préalable, il convient d'engager les mesures nécessaires qui permettraient d'apaiser les difficultés que connait le secteur bancaire et de lui permettre d'apporter son concours à cette œuvre de relance économique.
Trois mesures nous paraissent nécessaires et devraient donner lieu à la promulgation de textes :
- la consolidation des fonds propres des banques insuffisamment capitalisées ;
- la rétrocession par l'Etat de ressources d'emprunt à des conditions de taux avantageuses et avec une prise en charge des différences de changes pour les emprunts en devises et;
- l'amélioration des liquidités des banques, à travers la maitrise du déficit commercial, ce qui devrait impliquer une meilleure rationalisation des importations.
C2- Secteur touristique :
Trois importantes mesures devraient être prises pour donner un nouvel élan au secteur touristique et lui permettre de renouer avec le rôle phare dans la création de richesse et de l'emploi.
Il convient à notre avis de :
- revoir la fiscalité indirecte du secteur touristique dont notamment les taxes sur le chiffre d'affaires qui peuvent atteindre, pour certaines unités, les 40%, faisant de ce secteur l'un des plus taxés au monde;
- alléger l'endettement du secteur et plus particulièrement des petites entités, des nouvelles créations et des jeunes promoteurs;
- engager une compagne de très grande envergure (impliquant tous les tunisiens appartenant à des réseaux ou ayant des relations avec l'étranger) pour la promotion du site tunisien.
D- Des mesures ponctuelles pour consolider les recettes fiscales :
Les réalisations des quatre premiers mois de2013 concernant notamment les recettes fiscales et les dépenses courantes, laissent présumer la nécessité de mesures urgentes pour renforcer les ressources propres. Des recettes fiscales additionnelles pourraient être envisagées sans impact significatif sur les pouvoirs d'achats et la pression fiscale.
Nous pouvons, dans ce cadre, proposer les deux mesures suivantes :
1- institution d'une taxe sur les investissements non productifs tels que les logements secondaires, les terrains non bâtis détenus à des fins de spéculation, les bateaux de plaisance...
2- déplafonner la redevance de compensation instituée par la loi de finances pour l'année 2013 (1% avec un plafond de 2.000 dinars).
Conclusion :
Le paysage socio-économique marqué par un environnement politique totalement métamorphosé, appelle à une profonde refonte des fondements des politiques jusque là poursuivies. Il s'agit d'une œuvre colossale qui doit commencer par l'adoption des dispositions constitutionnelles régissant l'impôt et l'entrepreneuriat, pour arrêter ensuite le nouveau schéma de développement censé répondre aux aspirations du peuple et procéder enfin aux réformes structurelles qui s'imposent.
Entre-temps des mesures urgentes doivent être prises immédiatement pour redresser la situation et arrêter la dégringolade de certains indicateurs, et notamment des notes souveraines.
Dans ce contexte, nous avons proposé dans le cadre de cette étude un ensemble de mesures pour rétablir la confiance et relancer une reprise économique appelée à durer et à s'inscrire dans une spirale vertueuse.
Rappelons que les mesures cadrent avec la règle de «quick win» et s'articulent au tour des axes suivants :
1- donner une délégation au pouvoir exclusif pour la promulgation des textes à caractère économique et social (par voie de décret-loi);
2- clôturer définitivement les dossiers des hommes d'affaires interdits de voyage tout en réparant tous les préjudices portés à l'intérêt public;
3- annoncer pour une période déterminée une véritable «trêve dans les grèves»;
4- instituer des mesures exceptionnelles et limitées dans le temps pour un encouragement tous azimuts à l'investissement.
5- adopter de nouvelles mesures d'imposition permettant d'accroitre les ressources propres.
* Expert comptable-ISG Tunis et membre du comité directeur de l'Iace.