Ennahdha tergiverse est incapable de se détourner de ses alliés radicaux, «ses enfants terribles», qu'il a nourris et dont il a vu grandir l'intransigeance. Il ne sacrifiera jamais les groupes fanatisés, mais s'appliquera plutôt à prouver leur innocence.
Par Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi*
''Les Animaux malades de la peste''. Enfouie dans un coin de ma mémoire, cette fable de la Fontaine dont, enfant, je me souciais, comme d'une guigne, exercice de récitation inutile et ennuyeux, me revient à l'esprit dans sa splendeur poétique comme dans sa justesse sociologique et philosophique.
Comme l'âne de la fable
La peste ravage le royaume des animaux. Seule une offrande sacrificielle peut calmer la colère divine. Mais qui choisir pour expier la faute collective? Ce ne seront ni le lion, ni le loup, ni le renard car, dit le fabuliste: «Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins, /Au dire de chacun, étaient de petits saints.» Ce sera l'âne, être assez doux et suffisamment naïf pour croire en la justice humaine, qui sera la victime.
Depuis plus d'un an défilent devant les tribunaux des journalistes, des intellectuels, des artistes, des blogueurs, des militantes féministes, des libres-penseurs, des couples d'amoureux... qui tous ont commis l'insigne erreur de croire, comme l'âne de la fable, qu'ils avaient enfin gagné la liberté de penser, de s'exprimer, de créer, d'aimer ou simplement de vivre.
Amina, jeune fille de 19 ans, est même écrouée pour avoir, dit-on, profané le muret d'un cimetière mitoyen de la Grande mosquée de Kairouan où elle a inscrit, sans d'ailleurs injures ni dessins qu'on pourrait taxer d'obscènes, le mot «Femen».
Dans la nuée noire des Ansar al-Chariâ qui, ce jour-là, hurlait ici et là sa haine de l'autre comme son rejet de la démocratie et lançait des menaces de mort, provoquant le gouvernement, bouleversant l'ordre public et semant la terreur, seul ce geste de révolte de la jeune lycéenne est remarqué par les autorités.
Amina est arrêtée, tout comme le baudet de La Fontaine, parce que son geste n'était pas assez fort et ne mettait pas véritablement en péril l'ordre social et politique. Les jihadistes et les extrémistes religieux de tout bord, eux, sont invulnérables: leur force de nuisance en impose. Sinon comment expliquer l'extrême indulgence dont bénéficient ces véritables fauteurs de troubles qui, se déclarant les élus de Dieu, font fi des lois et de l'autorité et prononcent des sentences de mort contre ceux qui, comme Amina, ne se plient pas à leurs diktats?
Qu'est-ce qui, selon les autorités, semblerait choquer les Tunisiens? En tout cas, ce n'est pas la profanation des mausolées et des cimetières, ni l'annexion des mosquées, pas plus les actes de vandalisme ou les divers trafics, ni les sources de financements illicites. Certainement pas la possession d'armes, l'incendie de l'ambassade et de l'école américaines avec ses répercussions internationales ou le lynchage du militant de Nida Tounès Lotfi Nagdh, ou même les attaques contre l'Ugtt ni même la profanation du drapeau national.
Rien de tout cela ne serait dérangeant. Mais ce qui les choque, toujours selon les autorités, ce sont les seins nus des Femen, les paroles injurieuses du blogueur Weld El 15 à l'égard de la police, la critique par l'universitaire Raja Ben Slama des passe-droits que s'arroge le rapporteur général de l'Assemblée nationale constituante (Anc).
Les enfants terribles d'Ennahdha
Ce sont encore les protestations de la journaliste Hind Meddeb contre la violence de la police ou le respect des décisions des conseils scientifiques par le doyen Habib Kazdaghli : voilà ce qui occupe les tribunaux et dessert, veut-on nous faire croire, la Tunisie.
Le 6 février 2013, Chokri Bélaïd est abattu à 8 heures du matin, devant la porte de son immeuble, à quelques centaines de mètres d'un commissariat de police, dans un quartier résidentiel où même l'ombre d'un fantôme peut-être identifiée. Ce jour-là, c'est la Tunisie tout entière qui s'émeut et prononce à son tour son verdict: Ennahdha se doit désormais de mettre un terme à la violence et au terrorisme.
Tiraillé entre la violence de ses alliés radicaux et la force d'un peuple qui se sent dupé, Ennahdha tergiverse, opère des coups de forces et des replis stratégiques mais ses hésitations et ses atermoiements ne font que dévoiler son incapacité à se détourner des siens, ses «enfants terribles», ceux qu'il a nourris et dont il a vu grandir l'intransigeance.
Ennahdha ne sacrifiera pas les groupes fanatisés. Il s'applique plutôt à prouver leur innocence et leur rejet de la violence.
Ansar Al-Chariâ n'aurait pas trempé dans les actes terroristes du Jebel Châmbi. Et puis, qu'est-ce que le salafisme ? On nous explique qu'il faut introduire des nuances et ne pas confondre le salafisme scientifique, le jihadisme tempéré et le jihadisme conquérant. La subtilité aurait certainement été concluante si au moins l'une de ces trois catégories croyait en l'État tunisien, en respectait les symboles et les institutions et ne rêvait pas de ressusciter, par le prosélytisme et les armes, le califat et ses valeurs d'antan ; et si l'on observait avec la même finesse l'autre camp, celui des démocrates qui, malgré sa diversité, est toujours présenté comme un bloc compact, constitué d'ennemis de l'islam et des Arabes.
Les démocrates piégés
Si les islamistes qualifient l'ensemble de l'opposition du terme «mécréant», c'est en partie parce que les démocrates ont répondu à leurs attaques par des justifications, multipliant les professions de foi, les références au Coran ou à la Sunna, dissimulant leurs appartenances idéologiques et exhibant, comme s'ils risquaient de la perdre, une identité pourtant inscrite dans la pierre, dans les livres, dans la langue, dans le comportement et dans les mœurs de la Tunisie.
En annonçant d'entrée de jeu leur identité religieuse et culturelle, les démocrates se croient-ils réellement convaincants? Pas plus les futurs électeurs, dont ils s'imaginent pouvoir ainsi gagner la confiance, que leurs adversaires politiques ne les prennent au sérieux. Ce jeu ou ce calcul politiques ont donné au président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, l'opportunité d'affirmer que plus personne en Tunisie n'ose énoncer la moindre indépendance par rapport à la religion.
Pourquoi, nous autres démocrates, refusons-nous d'assumer notre histoire et nos convictions? Pourquoi ne laissons-nous pas à la religion sa spiritualité et à la foi sa force de conviction personnelle? Pourquoi limiter notre propre liberté? Pourquoi, à défaut d'inventer un nouveau langage, optons-nous pour celui de nos adversaires? Pourquoi nous imposons-nous aujourd'hui le devoir de conforter les islamistes dans leur projet de société?
Quand, par calcul politique ou par faiblesse, on adopte un mode de discours ambigu, on ne gagne ni en estime, ni en force.
Que ceux-là se disent bien que celui qui souhaite voir triompher l'islam politique en Tunisie ne choisira jamais un des partis dits démocrates, mais se portera sur Ennahdha, de toute évidence.
Que les démocrates assument ce qu'ils sont et que leurs ambitions politiques ne leur fassent pas oublier qu'ils sont d'abord et avant tout des défenseurs des libertés et que pour cela, ils sont tenus de soutenir Amina, la Femen, Weld 15, le blogueur et caricaturiste de Mahdia, sans craindre de passer pour des suppôts de l'Occident, des francs-maçons, des sionistes et des mécréants.
La morale n'est pas en péril, l'islam non plus. Et on ne voit pas la nécessité à ce que les moins aptes à parler de l'islam se transforment en théologiens en discourant sur le malékisme, achraârite et modéré, école religieuse dont ils ignorent tout.
Laissons donc les véritables théologiens faire leur travail et occupons-nous plutôt de rendre à notre jeunesse l'instruction et la culture dont elle a été privée durant des décennies.
Défendons nos valeurs de liberté et de tolérance et évitons de laisser croupir en prison des jeunes gens qui découvrent un monde injuste et cruel.
* Universitaire.