La science des pauvres est à la hauteur de leurs investissements financiers, souvent accompagnés d'une désertification intellectuelle, traduite, entre autres, par des profils limités, voire même bornés.
Par Mohsen Kalboussi*
Dans un pays en développement qui se cherche le meilleur modèle conciliant les aspirations de ses citoyens avec ses ressources propres, la science peut être un outil puissant permettant de combiner les différentes contraintes auxquelles fait face la Tunisie avec les meilleures de ses potentialités.
En effet, la maîtrise de la technique, combinée avec les sciences humaines et l'histoire en particulier, pourrait permettre de faire face aux défis du sous-développement et les dépasser, potentiellement.
La science, un savoir technique?
Il est vrai que l'enseignement des sciences est essentiellement axé sur les connaissances techniques. Ainsi enseignée, les détenteurs de ce savoir technique se trouvent dans l'incapacité de réfléchir sur ce qu'ils font et sont également incapables de prendre une certaine distance critique par rapport à leurs propres parcours. Ils sont par conséquent incapables de créer, comme c'est le cas d'un très grand nombre de personnes qualifiées de «scientifiques». Le dédain des sciences humaines rend les scientifiques limités chacun à son champ disciplinaire, croyant être le seul spécialiste au monde de ce qu'il fait et se construit une bulle dans laquelle il continue à évoluer, tournant pratiquement le dos aux problèmes de la société et ses priorités.
Si la science est universelle dans sa portée, elle est également au service des humains, puisque c'est elle qui a fait des contributions majeures dans la résolution de nombreux problèmes desquels l'humanité a souffert durant des siècles. Rappelons-nous simplement les apports de Pasteur qui, par ses découvertes sur les vaccins, a permis de soulager les maux de millions de personnes dans pratiquement tous les pays du monde.
Il est vrai que ces scientifiques dévoués au service de l'humanité ne se voient pas tous les jours, mais ils continuent à exercer, animés par de profondes convictions en l'Homme et du besoin de lui faciliter la vie.
Les techniciens de la science ne se placent pas dans cette dimension, et ne voient que le «progrès» de la science dans ses dimensions techniques. Ils peuvent alors s'adonner à des pratiques répréhensibles, voire même inhumaines, comme c'était le cas des médecins nazis qui ont pratiqué des expérimentations sur des humains au cours de la seconde guerre mondiale. Les exemples ne peuvent pas manquer. C'était aussi le cas de certains physiciens américains qui ne voyaient aucun inconvénient à ce que des bombardements nucléaires tuent des centaines de milliers d'humains en Hiroshima ou à Nagasaki, toujours pendant la seconde guerre mondiale.
Il a fallu d'énormes efforts et des tragédies humaines pour que les scientifiques mettent un cadre moral, ou éthique à leurs pratiques et se tracent une ligne rouge qu'ils ne peuvent pas franchir. Les recherches militaires, de part leur opacité, échappent à cette norme, mais certains faits très récusables font froid dans le dos. C'est le cas des essais nucléaires français en Algérie avant son indépendance où des «indigènes» furent placés à des distances progressives du lieu de l'explosion pour étudier l'impact des essais sur les humains. L'humanité n'est malheureusement pas à l'abri de ce genre de pratique. Rappelons-nous les bombes à l'uranium appauvri, utilisées par les Américains et les Sionistes pendant leurs guerres en Iraq et à Gaza...
Les aspects techniques de la science se doivent d'être canalisés vers des fins humaines et, pourquoi pas, humanistes. Les retombées financières (royalties) de certaines recherches (pharmacologie) ne devraient pas, en principe, entraver l'accès des humains aux résultats des recherches. Dans ce cadre, la recherche privée ou financée par des firmes privées à objectif lucratif, est devenue une des causes empêchant l'accès aux soins pour de nombreuses types de maladies, dont le sida où le plus grand nombre de personnes affectées vit dans des pays pauvres et se voit privé de médicaments en raison de leur cherté. Parfois, les brevets enregistrés sont issus de la recherche financée par des fonds publics. Nombreux scientifiques bataillent contre ces pratiques et font des actions de lobbying pour lever ces entraves. C'est aussi le cas de la lutte pour le libre accès à l'information scientifique, six mois après sa publication, notamment celle dont l'accès est payant, malgré le fait que les éditeurs soient suffisamment gagnants par les abonnements.
La science «appropriée»
A l'instar des «technologies appropriées», qui ont essayé de donner des réponses techniques simples à certains problèmes de populations marginalisées, notamment dans le tiers-monde (tels que l'accès à l'eau, le développement de certaines techniques agricoles pouvant régler des problèmes de dénutrition...), il est possible de voir l'émergence d'une science qui colle à la réalité du pays et essaie d'apporter des solutions à certains types de problèmes, dont l'agriculture, la santé, l'économie de l'eau, l'énergie...
Il est notoire que, pour la Tunisie, peu de réponses développées localement ont été apportées à des problèmes concrets. Les solutions généralisées dans différents domaines d'activités humaines ont été transposées d'ailleurs et, probablement modifiées, pour être définitivement adoptées. Il reste cependant beaucoup de problèmes qui ont besoin de solutions, notamment ceux liés à la valorisation des déchets, les énergies propres et renouvelables, le dessalement des eaux utilisées en agriculture, la dépollution, la valorisation des sols salés en agriculture ou en amélioration pastorale, la recherche de variétés de plantes cultivées à haut rendement et adaptées aux conditions d'environnement locales caractérisées par des conditions de stress hydrique, de fortes chaleurs..., pour ne citer que quelques exemples.
Avec l'évolution de la société, de nouveaux types de problèmes sont apparus, et pour lesquels des solutions appropriées sont à envisager. Le besoin exprimé par les générations montantes en une meilleure qualité de vie est très légitime et exprime une évolution positive dans les attitudes et les attentes. Ceci se heurte malheureusement à une réalité bien plus difficile à changer, d'autant plus que les conduites des différents acteurs ne semblent pas avoir changé avec le temps. Il en résulte une complexification progressive des problèmes et dont les solutions exigent des solutions inédites, ainsi que beaucoup de travail et d'abnégation pour en venir à bout.
Science des pauvres et alternatives
Si l'évolution des sciences a tendance à dépendre de plus en plus d'équipements et de financements conséquents, il s'en suit que les équipes de recherche et les pays qui n'accordent pas de grands budgets à la recherche ne peuvent pas maintenir un rythme d'activités et de productions scientifiques conséquents.
La spécialisation de plus en plus accrue en sciences rend cette course fastidieuse et sans résultats garantis. La science des pauvres est à la hauteur de leurs investissements financiers, lesquels sont accompagnés malheureusement d'une désertification intellectuelle, traduite, entre autres, par des profils limités, voire même bornés...
Les questions auxquelles les scientifiques s'attellent ne sont pas nécessairement liées aux besoins du pays. Il serait alors utile de revoir les orientations, en essayant de solutionner des problèmes auxquels fait face la société. Des exemples très positifs peuvent être inspirés de certains pays asiatiques, latino-américains ou encore quelques équipes africaines.
Une science pour pauvres
Il serait paradoxal de dire que les pauvres auraient leur salut dans l'investissement au savoir, et à la science en particulier, étant donné que cette catégorie sociale ne dispose pas des moyens suffisants pour s'investir dans une telle approche.
Si la science pourrait être considérée comme un outil de combat contre le sous-développement, l'engagement des personnes issues des milieux modestes sur la voie de la connaissance pourrait être un stimulant extraordinaire pour leur libération de l'état dans lequel ils ont longtemps souffert. Cela les aiderait à mieux appréhender les problèmes auxquels ils tenteraient d'apporter des solutions. La socialisation du savoir favoriserait une telle démarche, par la multiplication des activités scientifiques dans ces milieux.
Cela nécessiterait une volonté de la part de ceux qui portent ce genre de conviction, en accompagnant des jeunes dans des activités qui leur permettent d'évoluer intellectuellement et mieux maîtriser la rigueur des démarches adoptées. Le savoir acquis permettrait par la suite de disposer de données pouvant être valorisées sous forme de productions d'un niveau acceptable, lequel est appelé à évoluer parallèlement à celle de ceux qui le produisent.
Ceci nous amène finalement à poser le problème des choix et orientations sociales pouvant nous mettre sur une telle voie. Il est permis de rêver d'une Tunisie nouvelle où les plus vulnérables de ses enfants seraient engagés sur des pistes qui leurs garantiraient non seulement leur épanouissement, mais aussi un retour à la société l'amenant vers une évolution bien différente de celle sur laquelle elle s'est engagée jusqu'à ce jour. L'espoir est permis !
* Universitaire.