En raison de la recrudescence du meurtre politique, l'institutionnalisation des divisions entre les Tunisiens et l'acceptation de l'ingérence extérieure par manque de patriotisme, la Tunisie peut sombrer dans un scénario libanais.
Par Karim Ben Slimane*
Depuis quelque temps les analogies et les scénarii de l'évolution de la situation en Tunisie fusent de toutes parts. Le général Rachid Ammar avait le premier osé la comparaison de la Tunisie avec la Somalie en mettant en garde contre le danger imminent de la présence sur le territoire de groupes extrémistes armés soutenus par une nébuleuse terroriste de l'extérieur et profitant d'un laisser-faire de l'intérieur.
La banalisation de la violence
La récente actualité en Egypte, l'autre pays du printemps arabe, a poussé le parti islamiste Ennahdha et ses vassaux à craindre un scénario à l'égyptienne qui n'est pas sans rappeler le scénario algérien de 1988. Ce dernier scénario consiste en une prise du pouvoir par l'armée qui vient contredire le verdict des urnes. Cependant, l'armée tunisienne, la grande muette, n'a ni la capacité ni l'habitude de s'immiscer dans la vie politique, n'en déplaise à certains.
Un autre scénario, aussi noir que les scénarii somaliens et égyptien ou encore algérien mais plus probable à mon sens, est susceptible de survenir en Tunisie. Il s'agit du scénario libanais. Plusieurs éléments m'autorisent une telle comparaison.
Premièrement, la recrudescence des assassinats politiques et la montée des violences, toute proportion gardée avec le cas libanais. Ce qui prête le plus à inquiétude après l'assassinat du député de l'opposition Mohammed Brahmi c'est la banalisation de cet acte atroce par le pouvoir en place qui ne semble pas avoir pris la mesure de la gravité de la situation.
Sur plusieurs médias, des islamistes épaulés de leurs affidés, dont l'illustre Mohamed Abbou, qui n'a pas ménagé sa peine pour défendre Ennahdha sur le plateau de Nessma TV, n'ont eu de cesse de minimiser la portée du meurtre de Brahmi, tentant de le comprendre et de l'expliquer en invoquant les aléas de la transition démocratique.
Les meurtres politiques en série
Au Liban, les assassinats politiques de Tony Frangié, de Bachir Gemayel, de René Moawad, tous deux présidents élus, et bien d'autres, ont embrasé le pays au point où le meurtre politique est devenu une composante du paysage politique libanais.
Deuxièmement le scénario libanais se dessine en Tunisie à grands traits en raison des divisions qui continuent à fissurer l'unité nationale. Nous sommes bien loin du confessionnalisme du Liban mais la société tunisienne connait aujourd'hui plusieurs divisions : musulmans et mécréants, patriotes et traitres, révolutionnaires et réactionnaires, francophiles et «qatarophiles», etc.
Rares sont les occasions dans lesquelles les Tunisiens sont sortis dans la rue aussi divisés et aussi prêts à en découdre avec leurs rivaux. Même pendant la chute de Ben Ali, ce dernier n'a pas pu rassembler les foules pour le soutenir contre les révolutionnaires. Pourtant, aujourd'hui devant l'Assemblée nationale constituante (ANC) au Bardo deux camps s'invectivent et se disputent la vérité.
Troisièmement, le dernier élément qui m'autorise à penser que la Tunisie pourrait vraisemblablement connaître un scénario libanais, c'est l'ingérence extérieure. Le soutien des qataris au parti Ennahdha est désormais un secret de polichinelle. L'émirat compte beaucoup d'hommes d'influence parmi ses obligés et distribue généreusement des prébendes à qui sait se montrer utile.
La patrie pour les islamistes d'Ennahdha est une construction rhétorique puisqu'ils puisent leurs références et leurs idéaux ailleurs que dans l'histoire de la Tunisie et sa civilisation. Avez-vous entendu un islamiste renvoyer au génie militaire d'Hannibal le valeureux conquérant carthaginois, louer l'esprit unificateur de Jugurtha roi de la Numidie ou encore rappeler l'aura intellectuelle de Saint Augustin né à la frontière algéro-tunisienne et qui a fait ses classes à Carthage?
En raison de ces trois éléments : la recrudescence du meurtre politique, l'institutionnalisation des divisions entre les Tunisiens et l'acceptation de l'ingérence extérieure par manque de patriotisme, la Tunisie peut sombrer dans un scénario libanais. Dans une pareille situation, les acquis de notre civilisation pourraient voler irrémédiablement en éclat. Il y a donc sérieusement péril en la demeure, si les Tunisiens, dans un élan salutaire, ne se ravisent à s'écouter les uns les autres.
*Spectateur rigolard de la vie politique tunisienne.