Est-ce un hasard que les quatre martyrs politiques de la révolution (Lotfi Nagdh, Chokri Belaid, Ahmed Brahmi et Mohamed El Mufti) sont de l'opposition et des régions marginalisées de l'intérieur du pays?
Par Abderrazak Lejri*
Ce n'est pas un hasard qu'à part Lotfi Nagdh, représentant de Nida Tounes à Tataouine, lynché par les milices extrémistes d'Ennahdha et du CPR (parti dont le président d'honneur est Moncef Marzouki, l'actuel président provisoire de la République), les trois autres Chokri Belaid, Ahmed Brahmi et Mohamed El Mufti appartiennent au courant de gauche regroupé dans le cadre du Front populaire.
Le procédé mafieux de violence politique
Certes, Belaid et Brahmi avaient une aura médiatique en tant que chefs de parti, Brahmi cumulant aussi le statut de député, et leur assassinat par balles en plein jour est inédit dans une Tunisie qui a été jusque-là épargnée par ce procédé mafieux de violence politique introduit par les Elkhouan, les Frères musulmans, mouvement dont Ennahdha est la succursale tunisienne.
Dans la mesure où il n'y a pas de petit ou de grand martyr, Mohamed El Mufti, jeune ingénieur de son état et père de deux enfants, est un citoyen ordinaire, mais un hommage doit lui être rendu car il est tombé suite à un tir assassin de lacrymogène à bout portant des forces de l'ordre quand – en tant que coordinateur du Front populaire à Gafsa – il menait la manifestation pacifique de protestation devant le siège du Gouvernorat suite justement à l'assassinat de Brahmi, jeudi dernier à Tunis.
Ces évènements montrent, si besoin est, que la police n'est pas encore un corps assaini car, après avoir été pendant 23 ans l'instrument corrompu au service du seul dictateur Ben Ali, elle a en plus été infiltrée par des éléments nouvellement intégrés selon une grille nahdhaouie et que les victimes sont d'un seul bord.
Le leader régional du Front populaire à Gafsa, Ammar Amroussia a reçu dans la foulée des menaces directes d'assassinat non voilées de la part d'une vingtaine de personnes appartenant aux milices nahdhaouies
Le climat insurrectionnel dans toutes les régions du pays matérialisé par des appels à la désobéissance civile, et à faire tomber l'Assemblée nationale constituante (ANC) et le gouvernement islamiste mené par le Premier ministre autiste Ali Larayedh, a abouti depuis deux jours à un sit-in devant l'ANC de près de 70 élus ayant gelé leur participation à ce qu'ils considèrent comme une mascarade ayant assez duré.
Les populations de l'intérieur à l'ouest du pays – du nord au sud – ne se font pas d'illusion et savent que le même schéma de développement promis par la droite théocratique d'Ennahdha et celle de Nida Tounes, qualifiée de courant démocratique menée par la bourgeoisie affairiste tunisoise et sahélienne, va se perpétuer dans le cadre d'une injustice séculaire envers un sous-pays.
Obsèques, mardi à Kasserine, des 8 militaires sauvagement assassinés par des salafistes jihadistes lundi à Jebel Chaambi.
Un modèle de développement qui marginalise l'arrière-pays
Depuis l'occupation ottomane, en passant par la période coloniale puis sous les régimes Bourguiba/Ben Ali, les richesses naturelles de ces régions ont été exploitées voire pillées (terres fertiles du nord, alpha et pierres marbrières au centre, bassin minier de Gafsa, etc.) pour être valorisées par le pouvoir central à Tunis et au Sahel, et leurs populations soumises à un véritable servage matérialisé par des campagnes musclées de collecte d'impôt et où jusqu' à nos jours, elles sont considérées comme un réservoir de main d'œuvre corvéable à souhait sans qu'il y ait un véritable développement régional des facteurs d'une vie digne et décente: emploi non précaire, santé, transport, éducation, culture, etc.
L'analyse lapidaire des répartitions régionales des indicateurs de développement et des sommes des diverses subventions et crédits préférentiels au développement montre le caractère inique d'un système que les régimes autoritaires successifs, par effet de consolidation national de chiffres maquillés, ont érigé en réussite.
La situation dramatique de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), dont la production à diminué des deux tiers alors que l'effectif a triplé en passant de 5.000 personnes à 15.000, soit une division de la productivité intrinsèque par 9, a été le dernier souci du gouvernement islamiste qui s'est suffi de nommer un binôme nahdhaoui à la tête du gouvernorat et de la CPG-GCT qui n'a traité le problème que sur le plan sécuritaire.
La révolution ne sera guère achevée dans le pays intérieur à l'avènement d'une nouvelle constitution aussi consensuelle qu'elle soit et d'un gouvernement le plus démocratiquement élu (qui restent des préoccupations des élites politiques et citadines) tant que les populations ne seront pas partie-prenantes dans les décisions de gérer leurs richesses et résoudre leurs problèmes.
Ceux qui ont raflé la mise après une révolution qu'ils n'ont pas initiée s'accommodent du schéma global de développement de l'ancien régime dont ils ont reconduits tous les travers en pire (corruption, népotisme, clientélisme, etc.) et pas un seul n'a mis en cause la concentration des pouvoirs dans les régions dont les «imadats» continuent à être instrumentalisées pour relayer le pouvoir central alors que tout le monde sait que ce sont des rouages redondants créés pour des buts de quadrillage sécuritaire.
Comme l'a promis le leader du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghanouchi, et ce bien avant les élections, si les islamistes venaient à voir leur pouvoir contesté, cela provoquerait un bain de sang; avec les assassinats politiques récents et les tragiques massacres de 8 soldats, lundi, au Mont Châmbi, nous y sommes.