La volonté de vivre des Tunisiens – non plus joyeuse, mais militante – est illustrée par le «Sit-in du Départ» au Bardo, vécu par l'auteure comme un moment de grâce et de grande communion.
Par Jamila Ben Mustapha
Le 24 juillet, j'avais assisté à ''El-Hadhra'', au théâtre municipal. C'est le genre de manifestation artistique qui ne laisse aucun Tunisien insensible, trouvant un profond écho, en lui, et, le spectacle, ce jour-là, était, aussi, dans la salle.
La volonté de vivre des Tunisiens
Ce qui était frappant, en cette veille de fête, c'était la joie des assistants qui, «bon public», ne bronchaient pas, devant le syncrétisme de Fadhel Jaziri, mêlant aux traditionnels musiciens d'''El-Hadhra'', un groupe d'autres, jouant sur des instruments occidentaux comme la guitare, le saxophone, l'orgue, et, néanmoins, habillés de façon traditionnelle.
Dans la salle, des jeunes filles dansaient avec le drapeau national. C'est que le lendemain, devant la tiédeur attribuée aux autorités à commémorer cet événement, la société civile s'était promis de célébrer comme il se devait, le 25 juillet, fête de la république.
La mémoire des martyrs réveille le sentiment patriotique chez les jeunes et les moins jeunes.
À la sortie, les escaliers du théâtre avaient été pris d'assaut par les badauds qui les avaient transformés en gradins pour observer le spectacle gratuit qui se déployait sur l'avenue Habib Bourguiba où des jeunes, en délire, précédant la commémoration, de quelques heures, chantaient et dansaient, la fête extérieure prolongeant la fête intérieure. La liesse populaire était à son comble.
On a beaucoup parlé des circonstances du meurtre du regretté député Mohamed Brahmi. Une chose nous semble sûre : l'agenda choisi du jour de son exécution répondait à un impératif précis, transformer la joie – impossible à supporter, pour certains – des Tunisiens, en douleur, et il faut reconnaître qu'on y est arrivé.
Le lendemain, jeudi, l'Horreur: représentée par le meurtre de notre député, puis, renforcée, le lundi suivant, par l'exécution et la mutilation de nos 8 soldats, sur le mont Chaambi.
Un moment de grâce et de grande communion
Cette volonté de vivre des Tunisiens – non plus joyeuse, mais militante – a tôt fait de se reconstituer, au sit-in du Bardo, et je rapporterai mes impressions relatives à la soirée du 31 juillet dernier, que je décrirai selon la façon dont je l'ai vécue et d'après ce que j'ai ressenti. Pour moi, elle a été l'équivalent d'un moment de grâce et de grande communion.
Une organisation du sit-in s'était mise en place, et de jeunes bénévoles vous offraient le repas de la rupture du jeûne, avec le sourire et beaucoup de gentillesse. Cet «iftar» avait ceci de particulier qu'il cumulait les vertus du rite religieux, de l'acte politique de solidarité et du pique-nique. J'ai, d'ailleurs, pensé au hasard qui a fait que ce sit-in se déroule en plein ramadan, encore que ce mois ne soit pas une période neutre, pour les terroristes.
Attention, pouvoir en décomposition!
J'essaierai de dire en quoi cette ambiance était exceptionnelle. Cela provenait du fait qu'il y avait une diminution sensible, autant, de l'agressivité, si facile à surgir dans la vie quotidienne, que de la réserve qui régit, habituellement, les rapports sociaux.
La chose la plus facile à avoir, au cours de cette soirée, était la bienveillance de l'autre. Que de sourires échangés qui fusaient, simultanément et qu'on donnait et recevait, dans le clair-obscur, de la part des enfants, des jeunes gens et des adultes!
Même aisance à avoir de courts dialogues avec les voisins momentanés qui se succédaient, près de vous, sur le bord de la fontaine. Les freins, bien installés, et établissant, habituellement, un mur entre nous et les inconnus, s'étaient mis en veilleuse. Quant à la bousculade entre deux sit-inneurs, quand elle se produisait, elle n'entraînait qu'excuses polies, d'un côté comme de l'autre.
Il y a bien eu une dispute entre jeunes du Parti Républicain et du Front Populaire, mais il n'y avait pas de virulence, et l'attroupement qui s'est constitué a vite calmé les querelleurs.
Il y avait, aussi, beaucoup à redire, concernant les slogans entendus : par exemple, celui affirmant que «Ennahdha va tomber, aujourd'hui» me gênait, parce que ceux qui le disaient prenaient leurs désirs pour la réalité et qu'il m'a rappelé celui lancé par Slim Riahi, au moment de la campagne électorale, et promettant de satisfaire les demandes de ses électeurs «Tout de suite, dans l'immédiat», ce qui était une ignorance patente de la nature de la politique, une confusion coupable de cette dernière avec la magie, une négation de la dimension du temps, de la patience et de l'acceptation de la frustration qui va naître, inévitablement, des contredits du réel.
Et, puis, le regard habituellement censurant, si actif, chez nous, avait disparu. Deux femmes fumaient, après le repas, en toute tranquillité. Et on se retrouvait, tous, à vivre la même ferveur quand il y avait des chansons patriotiques. Vous pouviez hurler, vous démener, lever le poing, en chantant, vous étiez sûr de n'essuyer aucun regard désapprobateur.
Ce que j'ai personnellement ressenti en reprenant l'hymne national, ou telle chanson patriotique de Oulaya, Marcel Khalifa ou Fayrouz, c'était à quel point nous, citoyens, avions été privés, pendant les 23 ans écoulés du régime précédent, de l'expression de notre attachement pour le pays.
La société en équilibre instable
L'occasion était, enfin, donnée, à ces sentiments patriotiques, très longtemps, refoulés, d'éclater. Un des maux de la dictature est d'étouffer, en vous, l'amour de la patrie, à cause de son appropriation du drapeau qui se met, plus, à représenter le régime, que le pays, et auquel vous ne pouvez plus, alors, vous identifier.
Devant l'harmonie qui régnait, dans cette soirée, je me suis mise à penser aux sociétés idéales rêvées par de nombreux utopistes. J'avais l'impression qu'elle se réalisait, ici, mais, pour quelques heures, seulement, les sociétés humaines étant, toujours, en équilibre instable.
L'occasion était donnée, à ces sentiments patriotiques, très longtemps, refoulés, d'éclater.
Ce sit-in est une des conséquences innombrables du soulèvement du 14 janvier, désigné selon le cliché «La révolution du jasmin», fleur déjà utilisée, dans la publicité, pour symboliser la Tunisie. Mais cet emploi l'a desservie, elle dont la grâce et la délicatesse se sont mises à représenter, selon le mode du déni et de l'ironie, la violence et la laideur de beaucoup d'événements qui ont illustré cette «révolution».
En ce qui me concerne, je proposerais un nouveau symbole floral, pour la Tunisie, et non son 14 janvier : le bougainvillier qui substitue à l'odeur exquise du jasmin, la beauté visuelle et la fête des couleurs. C'est le seul élément naturel, mais luxueux, de décoration, actuellement répandu, dans nos villes aux murs, souvent, décrépits, et qui, en plus, a l'avantage d'élever notre regard vers le haut, nous permettant d'oublier, le temps d'une contemplation, les poubelles éventrées, au ras du sol et qui jonchent nos rues.
* Universitaire.