Pour garantir aux Tunisiens le respect des droits humains, il faudra avant tout réformer l'État en profondeur, y compris le secteur de la sûreté, dans les mois à venir.
Par Hassiba Hadj Sahraoui*
«Les policiers m'ont encerclé et ont commencé à me frapper à coups de poing et de pied, avec leurs matraques – tout. Ils ont continué à me frapper pendant tout le trajet jusqu'à Bouchoucha.»
Voilà comment Oussama Bouajlia, un jeune militant tunisien, raconte comment, le mois dernier, il a été arrêté par les forces de sécurité lors d'une manifestation, le jour où l'opposant politique Mohamed Brahmi a été tué.
De nombreux Tunisiens avaient espéré qu'après le renversement du président Zine El-Abidine Ben Ali à l'issue d'une vague de protestations de masse en 2011, ils n'auraient plus jamais à entendre ce genre de récits.
Une réforme de la sécurité est plus que jamais nécessaire dans une Tunisie qui s'efforce de faire face à une crise politique naissante allant de pair avec des menaces à la sécurité.
Les violences policières persistent
Le pays était encore sous le choc de son deuxième homicide politique en quelques mois lorsque, le 29 juillet, des combattants armés ont tué et mutilé 8 soldats au mont Chaâmbi, près de la frontière algérienne.
Entretemps, des manifestants qui étaient descendus dans la rue pour demander la dissolution du gouvernement et de l'Assemblée nationale constituante (ANC), l'organe chargé de rédiger la constitution, ont été exposés à des manœuvres répressives qui rappellent les violences policières caractéristiques du régime de Ben Ali.
Les agissements des forces de sécurité à l'égard des manifestants sont plus parlants que les déclarations du ministère de l'Intérieur évoquant son souci de protéger le droit de manifester pacifiquement.
Mohamed Belmufti, un militant de la coalition du Front populaire, est mort après avoir été touché au visage par une grenade lacrymogène pendant une manifestation à Gafsa, le 26 juillet. Un photo-reporter franco-allemand, Lucas Delega, a subi le même sort alors qu'il couvrait une manifestation antigouvernementale pendant le soulèvement de 2011.
Plus de deux années se sont écoulées depuis, et les forces de sécurité continuent à faire une utilisation abusive du gaz lacrymogène – ce qui prouve qu'ils n'ont pas encore été correctement formés dans l'usage légal de la force.
Hamza Belhaj Mohamed, un militant du Parti socialiste, a été blessé le 29 juillet lorsque des agents des forces de sécurité ont violemment dispersé des manifestants devant le bâtiment de l'ANC, le Palais du Bardo.
Des témoins ont affirmé que les agents ont lancé des grenades lacrymogènes et utilisé des véhicules pour chasser les manifestants hors du secteur. Hamza a eu plusieurs fractures à la jambe lorsqu'une voiture de police l'a renversé puis roulé sur lui à deux reprises.
Après que les autorités ont omis d'enquêter en bonne et due forme sur les violences contre les personnes ayant critiqué le gouvernement et sur la mort d'opposants politiques, la confiance que leur accordait l'opinion publique s'est nettement détériorée, ce qui a donné lieu aux récentes manifestations.
Le meurtre de Lotfi Nagdh du parti Nida Tounes, en octobre dernier à Tataouine, dans le sud de la Tunisie, n'a toujours pas élucidé. Ce n'est qu'après l'assassinat de Mohamed Brahmi que l'on a eu connaissance des progrès réalisés dans l'enquête sur le meurtre de Chokri Belaïd: les autorités ont révélé que c'était la même arme à feu qui avait servi pour tuer les deux hommes, tous les deux membres du Front populaire et ouvertement critiques envers le parti Ennahdha.
La réforme de la sécurité est plus que nécessaire
Le ministre tunisien de l'Intérieur, Lofti Ben Jeddou, a promis de protéger quiconque reçoit de sérieuses menaces de mort et sollicite une protection. Pourtant, Ammar Amroussia, l'un des dirigeants du Parti des travailleurs – qui fait partie de la coalition du Front populaire – a dit à Amnesty International que sa demande de protection est restée sans réponse depuis février. Ce dirigeant politique de longue date, représentant des mineurs de Gafsa, a reçu de nouvelles menaces de mort ces derniers jours. «Ils m'accusent d'être derrière toutes les manifestations. Ils m'ont menacé tant de fois que cela fait maintenant pratiquement partie de ma vie de tous les jours», a-t-il dit.
Des groupes dont feraient partie les milices des Ligues de protection de la révolution (LPR), ou d'autres groupes encore, ont attaqué des personnes qu'ils considèrent comme étant critiques à l'égard d'Ennahdha ou comme ayant offensé l'Islam.
Le fait que personne n'a eu à rendre des comptes pour ces crimes a créé un climat de défiance et engendré des clivages politiques. Il a fallu une attaque contre l'ambassade des États-Unis, en septembre dernier, pour que les autorités commencent à réagir face à ces violences.
Réformer le ministère de l'Intérieur n'est pas une tâche aisée – mais la plupart des Tunisiens n'ont pas été satisfaits par les mesures prises jusqu'à présent.
Malgré la dissolution en 2011 de la redoutable Direction de la sûreté de l'État, organe responsable de plusieurs années de violations des droits humains sous Ben Ali, les forces de sécurité continuent à commettre de nouvelles violations en toute impunité. Les attaques qu'elles ont menées contre des manifestants et des journalistes, notamment le 9 avril 2012, lorsque des Tunisiens protestaient en solidarité avec les victimes du soulèvement de 2011, n'ont pas fait l'objet d'enquêtes concluantes malgré la création d'une commission d'enquête parlementaire.
Les responsables du ministère de l'Intérieur n'ont énoncé aucun plan de réforme clair, tandis qu'un nombre croissant d'allégations selon lesquelles il existerait au sein même du ministère des milices non officielles et des groupes parallèles laisseraient entendre que le manque de confiance de l'opinion publique ne fait qu'augmenter.
Alors que les mouvements de protestation se poursuivent, le ministère de l'Intérieur doit montrer qu'il est déterminé à regagner la confiance des Tunisiens en accordant une protection effective aux hommes et aux femmes politiques et aux militants visés par des menaces de mort, en enquêtant sur les individus et les groupes qui utilisent contre autrui la violence ou les menaces, et en les poursuivant en justice.
Il faudra établir des lignes directrices transparentes sur le maintien de l'ordre durant les manifestations qui soient respectueuses du droit des Tunisiens de protester, un droit pour lequel ils ont combattu.
Ceux qui se sont rendus responsables d'un usage illégal de la force doivent rendre compte de leurs actes.
Il importe en outre que les forces de sécurité fassent l'objet d'une évaluation et qu'elles soient entraînées conformément aux normes internationales en matière de droits humains, et les mécanismes de sûreté et de renseignement ainsi que les chaînes de commandement doivent être connus du public.
Seules des mesures concrètes convaincront le peuple tunisien qu'une réforme véritable est en cours. Pour garantir aux Tunisiens le respect des droits humains, il faudra avant tout réformer l'État en profondeur, y compris le secteur de la sûreté, dans les mois à venir. Ce n'est qu'après cela que le ministère de l'Intérieur pourra passer de sa position au cœur d'un appareil autoritaire à son nouveau rôle, qui consiste à servir et protéger tous les citoyens du pays, quels que soient leurs penchants politiques.
* Directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d'Amnesty International.
*Les titre et intertires sont de la rédaction.
Source: Live Wire Amnesty