Réponse au post du Dr Nejib Karoui, membre d'Ennahdha, consacré à Mohsen Marzouk, membre de Nida Tounes : «Sachez que la foi, c'est la sphère privée et la citoyenneté, c'est la sphère publique.»
Par Naceureddine Elafrite*
Le mercredi 7 août, vous avez publié sur votre page Facebook un post qui a fait grand bruit.
Peu importe que cet article concerne Mohsen Marzouk qui est assez grand pour répondre.
Ce qui interpelle, c'est le contenu, car il fait référence, directement, aux fondements du vivre-ensemble.
Le vivre-ensemble, c'est exactement ce que tous les Tunisiens aspirent à construire. Qu'ils soient musulmans, athées, agnostiques, juifs, chrétiens ou autres.
1. Vous dites bien qu'il y a des gens qui s'insurgent contre le «takfir» (accusation d'apostasie, NDLR) et, à ce sujet, vous parlez de guerre des concepts. Non, il ne s'agit pas d'un concept abstrait. Ce n'est ni une question banale, ni une manipulation. Dans une démocratie, le «takfir» doit être interdit par la loi et ses auteurs sévèrement punis.
Le «takfir» est le premier maillon d'une chaîne qui mène à la violence puis au meurtre.
Les meurtres dits jihadistes, les explosions, les soldats du «taghout» égorgés, sont l'aboutissement d'un processus où le «takfir» est un maillon essentiel. C'est un processus qui a été bien décrit, analysé, décortiqué.
Lorsqu'on diffuse la haine de l'Autre, lorsqu'on fait l'apologie de la violence et de la terreur, lorsqu'on explique que Dieu commande de tuer le «taghout» et les «koffar», il vous suffit à la fin de décréter qu'untel est «kefer» (mécréant) pour le condamner à mort.
2. C'est pour cela que de nombreux Tunisiens se sont inquiétés de l'extension d'un discours de «takfir» et d'apologie du jihad. Ils s'en sont inquiétés dès le lendemain de la révolution. Mais leur inquiétude a suscité cette même réaction de la part des dirigeants, et notamment Moncef Marzouki, Rached Ghannouchi et Hmadi Jebali: «Le terrorisme est un épouvantail» (fazzaâ). Ceux qui attiraient l'attention sur cette menace ont même été parfois qualifiés de traîtres.
3. Vous posez la question : M. Marzouk est-il «kefer»? Et vous répondez : «Je n'en sais rien, je ne dispose pas de l'omniscience divine pour le savoir».
Cette réponse, qui peut passer pour une marque d'ouverture, est inacceptable pour une partie des Tunisiens dont je fais partie. Car en d'autres termes, selon vous, vous ne pouvez pas juger de sa foi, car vous ne disposez ni du savoir religieux, ni de la connaissance de son subconscient pour cela.
A mon tour, je vous pose la question: «Et si vous aviez cette connaissance, est-ce que vous allez vous autoriser à cataloguer chaque Tunisien en fonction de sa foi? Et les non-musulmans, on en fait quoi?»
La bonne réponse, M. Kaoroui, aurait été: «Je n'ai pas le droit de juger ni même de m'interroger sur la foi de M. Marzouk car elle relève de la sphère privée».
4. Je vous le confirme: de nombreux Tunisiens, au moins depuis octobre 2011, éprouvent de sérieux doutes sur le patriotisme de certains acteurs politiques – vous savez lesquels.
Je fais partie de ceux qui doutent, et avant de vous expliquer pourquoi, je voudrais vous dire que votre parallèle entre foi et patrie est une lecture très particulière de la situation.
La Tunisie vit la seconde phase de transition, celle qui consiste à rédiger une constitution et l'objectif de la transition est d'instaurer les règles du vivre ensemble. Tous, unis par un seul élément, un seul: notre appartenance à la Tunisie, autrement dit notre citoyenneté.
La citoyenneté est un concept absolument différent de la religiosité. Il y a une différence de nature, pas de degré.
Il suffit de lire le dernier projet de constitution, celui qui est daté du 1er juin, pour le comprendre et ce, malgré les insuffisances de ce texte.
L'appartenance à la nation tunisienne, la «tunisianité», la citoyenneté sont le fondement de notre relation; c'est ce lien qui me lie à vous, moi journaliste tunisien vivant à l'étranger et vous, médecin tunisien, conseiller des grands de la politique... Ce n'est pas parce que nous sommes tous deux musulmans, mais bien parce que nous sommes tous deux Tunisiens.
5. Voyons maintenant une question importante: pourquoi de nombreux Tunisiens accusent des acteurs politiques (suivez mon regard) de ne pas aimer la patrie? Je vous cite des exemples.
Comment ne pas avoir un doute lorsque l'on voit des gens qui ne paraissent pas émus devant le drapeau national (rappelez vous des images juste après les élections), devant l'hymne national, lorsque des drapeaux sont remplacés par la bannière jihadiste? Lorsque des prédicateurs étrangers viennent de toutes parts se mêler de la foi des Tunisiens et donner des consignes de vote, tout en montant une partie des Tunisiens contre les autres?
Comment ne pas le penser lorsqu'on apprend au hasard d'une conférence-débat que le chef de l'Etat a autorisé les ressortissants des quatre autres pays de l'UMA à s'installer en Tunisie, sans carte de séjour, sans passeport, à y travailler et à s'y faire soigner gratuitement sans demander au moins la réciprocité?
Comment ne pas le penser lorsqu'on voit la légèreté avec laquelle les questions économiques ont été traitées, ce mélange entre incompétence et suffisance dans la gouvernance?
Comment ne pas le penser lorsqu'on voit la complaisance avec laquelle on a laissé fleurir les discours de «takfir» et de haine, l'apologie de la violence et du jihad, lorsqu'on voit la passivité (au moins) avec laquelle on a laissé des dizaines de jeunes Tunisiens mourir en Syrie et au Mali ?
Comment ne pas le penser lorsqu'on voit les harragas qui meurent parce qu'ils veulent quitter ce pays où ils ont cru avoir de l'espoir?
Comment ne pas le penser lorsqu'on voit les fêtes nationales passées sous silence?
Comment peut-on aimer ce pays et provoquer sa déchéance?
Et le double langage, et le déni d'une partie essentielle de notre histoire, et les concessions accordées au Qatar dans l'opacité et sans que les contrats ne soient jamais publiés?
6. Lorsqu'on aime son pays, on le préserve, on ne le brade pas, on fait attention à son image, on le développe, on le dote d'ambitions, on ne s'aligne pas sur les autres, on fait attention aux emplois et aux ressources économiques, on applique la loi, on ne protège pas ceux qui la violent, on combat le terrorisme...
Et pour finir, tout ce qui précède devrait être évident.
Le fait d'être là en train d'en débattre pose problème.
* Journaliste tunisien à l'étranger.