Les Arabes, après deux ans de désordre sous la direction des Frères musulmans, finiront par se jeter de nouveau dans les bras des néo-libéraux. Et la politique états-unienne dans la région de prendre une autre orientation.
Par Fethi Gharbi*
Avec le néolibéralisme, nous passons d'une économie de l'exploitation du travail à une économie de la dépossession. La combinaison de l'endettement public, de l'endettement privé et de la spéculation financière constitue l'outil privilégié de ce hold-up du millénaire. En effet les conditions de remboursement sont arrangées de telle sorte qu'elles ne puissent aboutir qu'à la faillite des débiteurs, qu'ils soient individus ou Etats. Pratique systématique de l'usure, plans d'ajustement structurel, paradis fiscaux, délocalisations, compétitivité, flexibilité... sont autant d'armes pour casser tous les acquis des travailleurs et démanteler les frontières nationales au profit d'une minorité avare de banquiers et de multinationales. Face à une telle escalade, la gauche européenne semble totalement hypnotisée n'ayant probablement pas encore digéré l'implosion de l'URSS. Mais quelle alternative pourrait bien proposer une gauche qui a toujours hésité à mettre en doute le projet ambigu de la modernité et qui a toujours souscrit au développementisme! En se battant uniquement sur le front du partage de la plus-value, la gauche, de compromis en compromission, a permis au système d'atteindre sa phase finale avec le risque d'une déflagration tous azimuts. Une domination consentie Face à cette capitulation, l'oligarchie mondiale a renforcé encore plus sa domination en récupérant tout en les pervertissant un ensemble de valeurs libertaires. Elle a su si adroitement profiter du concept cher à Gramsci, celui de guerre de position. En effet, dans les pays Occidentaux, le démantèlement du politique s'effectue non par la coercition mais par l'hégémonie, cette «puissance douce» permettant une domination consentie, voire même désirée. C'est ainsi que l'idéal anarchiste, égalitaire et anti-étatiste, fut complètement faussé par l'idéologie néolibérale. Les anarcho-capitalistes, en rejoignant les anarchistes dans leur haine de l'Etat, considèrent par contre que le marché est seul en mesure de réguler l'économique et le social. Déjà, à partir des années 60, l'idée du marché autorégulateur commençait à prendre de l'ampleur. Le néolibéralisme naissant, rejeton du capitalisme sauvage du 19e siècle, s'allie paradoxalement à l'anticapitalisme viscéral des soixante-huitards pour s'élever contre l'autoritarisme et prôner une société ouverte et libérée de toutes les formes de contraintes. Ainsi du mythe d'une société sans classes des années 70, on succombe au nom de la liberté aux charmes d'une société éclatée faite d'individus atomisés. Ce culte de l'ego, synonyme de désintégration de toutes les formes de solidarité, constitue la pierre angulaire de la pensée anarcho-capitaliste et se reflète dans les écrits de théoriciens tels que Murray Rothba ou David Friedman. Ces derniers n'hésitent pas de prêcher le droit au suicide, à la prostitution, à la drogue, à la vente de ses organes... et vont jusqu'à avancer que l'enfant a le droit de travailler, de quitter ses parents, de se trouver d'autres parents s'il le souhaite... C'est ce champ de la pulsionalité débridée qui commande désormais les liens sociaux et ruine les instances collectives ainsi que les fondements culturels construits de longue date. Comme le souligne Dany-Robert Dufour(1), dans une société où le refoulement provoqué par le «tu ne dois pas» n'existe plus, l'homme n'a plus besoin d'un dieu pour se fonder que lui même. Guidé par ses seules pulsions, il n'atteindra jamais la jouissance promise par les objets du Divin Marché et développera ainsi une addiction associée à un manque toujours renouvelé. Aliéné par son désir, excité par la publicité et les médias, il adoptera un comportement grégaire, la négation même de cette obsession égotiste qui le mine. Ayant cassé tous les liens traditionnels de solidarité, l'individu s'offre aujourd'hui pieds et poings liés à une ploutocratie avide, sûre de sa surpuissance. Si la stratégie néolibérale triomphe de nos jours, c'est bien parce qu'elle a su gagner cette guerre de position en menant à bien son offensive... idéologique. Stratégie du chaos créateur et atomisation du monde arabe Mais cette entreprise de désintégration du politique suit tout un autre cheminement lorsqu'elle s'applique aux pays de la périphérie. Le plan du Grand Moyen Orient mis en oeuvre depuis l'invasion de l'Irak et qui continue de fleurir dans les pays du printemps arabe combine à la fois la manipulation et la coercition. Si dans les pays du centre, la stratégie s'appuie sur l'atomisation post-moderne, dans le monde arabe, on tente par la fomentation des haines ethniques et religieuses de désintégrer ces sociétés et de les plonger dans les affres d'une pré-modernité montée de toute pièce. On essaie ainsi de les emmurer comme par magie dans un passé hermétique et prétendument barbare. Voici donc que le monde arabo-islamique se trouve soudainement embarqué à bord de cette machine à remonter le temps tant rêvée par Jules Verne. Egotisme post-moderne et tribalisme barbare formeront ainsi les deux pôles de cette dichotomie diaboliquement orchestrée qui est à l'origine de la pseudo fracture Orient Occident. C'est à l'ombre de ce show du choc des civilisations que s'opère la stratégie du chaos créateur. Quelques actes terroristes spectaculaires par ci, campagne islamophobe surmédiatisée par là et le décor est dressé. Perversion narcissique et déni de soi, réminiscences de la déshumanisation coloniale, se font écho et s'étreignent. Les invasions occidentales deviennent d'autant plus légitimes qu'elles se prétendent garantes d'une civilisation menacée. A la violence répond paradoxalement la haine de soi et l'autodestruction. Celle-ci se manifeste par des réactions individuelles souvent suicidaires, témoignant d'un malaise social exacerbé face au désordre politico-économique régnant. Dans un pays traditionnellement paisible comme la Tunisie, le nombre des immolés par le feu et par l'eau se compte par centaines. Appeler la mort à son secours devient l'ultime alternative qui s'offre à tous ces désespérés. C'est sur ce fond pétri d'échecs cumulés depuis les indépendances que vient se greffer le rêve morbide de tous ces hallucinés régressifs fuyant la domination d'un Occident mégalomaniaque. L'aube de l'islam, devenue ce paradis perdu de la prime enfance, constituera le refuge par excellence car situé derrière le rempart infranchissable et sécurisant des siècles. C'est ainsi qu'une irrésistible quête régressive ne souffrant aucune entrave et se dressant violemment contre toute alternative embrase depuis plus de deux ans le monde arabe. Or ce salafisme aveugle, impuissant face à la domination occidentale, préfère s'adonner à l'autoflagellation. L'Empire n'a pas mieux trouvé que de tourner le couteau dans la plaie narcissique de populations aliénées depuis longtemps par l'oppression coloniale. Il s'agit de raviver cette névrose du colonisé par des menées médiatiques où se mêlent l'offense et le mépris. Tout l'art consiste ensuite à orienter cette explosion de haine vers les présumés avatars locaux de l'Occident et de tous ceux qui de l'intérieur freinent cette marche à reculons. La chute des Frères musulmans Les gourous islamistes à la solde des monarchies du Golfe et des services secrets américains se sont bien acquittés de cette tâche en poussant au jihad contre leurs propres nations des dizaines de milliers de fanatiques survoltés. Un superbe gâchis qui en quelques années a fini par ruiner la majorité des pays arabes. Le chaos, faute d'être créateur, resplendit par sa cruauté et sa gratuité, mais l'Empire ne fait aujourd'hui que s'enliser de plus en plus dans les sables mouvants de Bilad el-Cham. La forteresse syrienne ne semble pas céder, cadenassant ainsi la route de la soie et le rêve hégémonique des néoconservateurs. Les dirigeants états-uniens, tout aussi prétentieux qu'ignorants de la complexité du monde arabo-musulman, ont cru naïvement pouvoir tenir en laisse tous ces pays en louant les services de la confrérie des Frères musulmans. Après le grandiose mouvement de révolte égyptien et la destitution de Morsi, après la correction infligée à Erdogan et le renversement honteux de Hamad, les Frères semblent irrémédiablement lâchés par leur suzerain. Un leurre de plus? Ou alors, comme le souligne le politologue libanais Anis Nakach, les Frères musulmans n'ont été hissés au pouvoir que pour mieux dégringoler eux et leur idéologie islamiste devenue totalement contre-productive... pour les néolibéraux. Il s'agit maintenant de remettre le djinn dans la bouteille et de le plonger dans la mer de l'oubli après qu'il se soit acquitté honorablement de sa tâche. Les masses arabes, après deux ans de désordre sous la direction des Frères, finiront par se jeter sans hésitation dans les bras des libéraux. Mais une autre raison a certainement réorienté la politique états-unienne : c'est cette ténacité des Russes à défendre leur peau coûte-que-coûte. La prochaine conférence de Genève sur la Syrie changera fort probablement la donne au Moyen-Orient en accordant plus d'influence à la Russie dans la région. Le thalassokrator américain, balourd sur les continents, préfère apparemment tenter sa chance ailleurs, sur les eaux du Pacifique... En attendant, l'incendie qui embrase le monde arabe n'est pas près de s'éteindre de si tôt et les apprentis sorciers, épouvantés par l'agonie de leur vieux monde, continueront d'écraser, dans ce clair-obscur de l'histoire, tout ce qui contrarie leur folie hégémonique... Dans la théorie du chaos, soit le système se transforme, soit il s'effondre totalement. Un simple battement d'aile peut changer le monde, semble-t-il... *Universitaire. Note: 1) Dany-Robert Dufour; ‘‘Le Divin Marché - La révolution culturelle libérale’’.
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