Un fondateur d'Ansar Charia, l'organisation salafiste interdite, révèle ses véritables origines, l'étendue de ses liens avec Ennahdha, et ce qui se fait «derrière le rideau». La face cachée des relations entre les partisans de Rached Ghannouchi et ceux d'Abou Iyadh.
Par Aaron Y. Zelin*
La montée d'Ansar Charia – le groupe islamiste radical récemment classé comme une organisation terroriste par le gouvernement tunisien – sur la scène publique en Tunisie a commencé il y a deux ans et demi, et sur le Web.
Le 27 Avril 2011, un blog intitulé la Fondation Al-Qayrawan Médias a été créé, et deux jours plus tard, une page Facebook correspondante a été mise en ligne. Puis, le 15 mai, une autre page Facebook sous le nom d'Ansar Charia en Tunisie a été lancé, annonçant une conférence à Tunis le 21 mai.
C'est l'histoire de l'émergence publique d'Ansar Charia, et depuis 2011, la visibilité du groupe a augmenté de manière significative, suscitant la controverse à travers ses protestations contre le blasphème, avant d'être accusé d'implication dans la violence politique, et interdit par l'Etat.
Pourtant, l'organisation reste mal comprise, notamment en ce qui concerne ses véritables origines, qui remontent à plusieurs années avant 2011, ainsi que son ancrage dans la vie politique tunisienne, plus profond que ce qui a été jusque-là divulgué, l'organisation étant restée en grande partie loin des regards.
Des plans élaborés en prison
Fin août et début septembre 2013, j'ai eu l'occasion de rencontrer une personne qui a été présente lors de la fondation effective du mouvement d'Ansar Charia (et qui a préféré rester anonyme). L'événement a remonte à 2006 dans une prison tunisienne.
Selon la source, lorsque Hamadi Jebali – un membre éminent de l'organisation islamiste Ennahdha qui allait devenir Premier ministre (2011-2013) – a été libéré de prison en février 2006, certains des islamistes les plus radicaux ont pensé qu'ils pouvaient eux-mêmes sortir de prison bientôt. Ils ont commencé la planification de leur mission une fois à l'extérieur. Et bien que le groupe n'avait pas de nom à l'époque, 20 islamistes, dont le futur chef d'Ansar Charia, Abou Iyadh Al-Tunisi, ont décidé de créer une nouvelle organisation.
La libération des membres de ce groupe a, en fait, pris plus de temps que prévu, et cela n'est qu'en mars 2011, après le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali, qu'ils ont été amnistiés et libérés. Une fois dehors, le groupe a commencé à s'organiser et à se réunir dans la maison d'Abou Iyadh. Il a commencé aussi à mettre en œuvre les plans qu'ils avaient établis au cours des cinq précédentes années. C'est ainsi qu'Ansar Charia a lancé des campagnes de sensibilisation à Tunis, Sousse, Sidi Bouzid, Kairouan et Bizerte, et pris contact avec les théologiens salafistes, dont le Cheikh Al- Khatib Al-Idrissi.
Bien qu'il y ait actuellement une grande distance publique entre Al-Idrissi et Ansar Al-Charia, quand l'organisation a commencé ses activités, Al-Idrissi l'a soutenue ainsi que ses premières activités via sa page Facebook officielle et il entretenait de vagues relations avec la Fondation Al-Qayrawan Médias, l'organe médiatique officiel d'Ansar Charia. Al-Idrissi est l'un des théologiens salafistes les plus influents en Tunisie. En 1985, il est parti en Arabie saoudite et a été officiellement formé par certains des plus importants théologiens salafistes de l'époque moderne, y compris Abd Al-Aziz Bin Abdallah Ibn Baz. Les premiers contacts d'Ansar Charia avec Al-Idrissi soulignent le fait que l'organisation cherchait un fort soutien des oulémas pour donner une légitimité à sa cause.
Dès le printemps 2012, le soutien d'Al -Idrissi à Ansar Charia est devenu moins public, et presque au même moment, Ansar Charia s'est doté d'un nouveau média appelé la Fondation Al-Bayariq Media. Il semble qu'Al-Idrissi est devenu une sorte de guide spirituel d'Ansar Charia, non affilié au mouvement, et que Abou Iyadh est le lien principal entre l'organisation et Al-Idrissi.
Des amis haut placés
En plus de ces premières actions, Ansar Charia a également eu des rencontres et des contacts avec Ennahdha, aujourd'hui le plus grand parti politique en Tunisie, y compris avec son chef Rached Ghannouchi.
Selon le membre fondateur d'Ansar Charia avec qui j'ai eu des discussions, les relations entre les salafistes et Ennahdha remontent à l'époque où les membres de chaque groupe étaient ensemble en prison. Mais ils ont continué, après leur sortie de prison, à échanger des lettres et à entretenir une communication étroite, mais à des fins bien plus cyniques. Il y a, par exemple, une lettre de Ali Larayedh, l'actuel chef du gouvernement de la Tunisie, à Noureddine Gandouz, une autre figure d'Ennahdha, où il aurait expliqué que les salafistes sont bénéfiques à Ennahdha, car ils donnent, par contraste, une image de modération au parti islamiste.
Après le renversement de Ben Ali et la libération des prisonniers, le dialogue entre des factions au sein d'Ennahdha et Ansar Charia s'est poursuivi. L'homme avec qui j'ai parlé en 2011 a personnellement assisté à deux réunions au domicile de Ghannouchi à El-Menzah, au nord de Tunis. Lors de ces réunions, Ghannouchi aurait demandé à Abou Iyadh d'encourager des jeunes d'Ansar Charia à se joindre à l'armée nationale pour l'infiltrer et un autre groupe de jeunes à faire de même avec la garde nationale.
Cette allégation devient moins surprenante quand on garde à l'esprit la vidéo fuitée, et diffusée en octobre 2012, où l'on voit Ghannouchi fournir des conseils stratégiques aux salafistes. Dans une partie de la vidéo, le chef d'Ennahdha avertit: «L'armée est dans leur mains [par allusion aux laïcs]. Nous ne pouvons pas garantir la police et l'armée.»
On pourrait penser que Ghannouchi ne voulait pas risquer ses propres cadres, et il a pensé qu'il pouvait commander, indirectement, des éléments au sein de l'appareil de sécurité en utilisant les salafistes et le zèle de leurs jeunes membres.
Cette relation entre Ennahda et Ansar Charia s'est, depuis, détériorée, et le gouvernement dirigé par Ennahdha a fini par désigner Ansar Charia comme une organisation terroriste, le 27 août 2013.
Des frères d'armes
Au cours des deux ans et demi depuis l'émergence d'Ansar Charia sur la scène politique tunisienne, l'organisation a réussi à gagner les cœurs et les esprits des masses. Pourtant, le groupe est également soupçonné d'implication dans des activités secrètes plutôt abjectes, même si elles sont difficiles à confirmer. Le membre fondateur d'Ansar Charia a, cependant, fourni quelques indications sur ces aspects cachés des activités du groupe et qui l'ont poussé à le quitter en raison, dit-il, de «ce qu'il y a derrière le rideau.»
Ce dernier a confirmé qu'Ansar Charia a une aile militaire, donc en contradiction avec l'une des fameuses déclarations d'Abou Iyadh que la Tunisie est une terre de «da'wa» (prédication) et pas le jihad, et son affirmation selon laquelle Ansar Charia n'a pas d'armes et ne cherche pas à en obtenir.
La source a également noté que les relations entre Ansar Charia en Tunisie (ACT) avec Ansar Charia Libye (ACL) et Ansar Charia Egypte (ACE) constituent une «toile d'araignée», expliquant qu'«ils se connaissent tous» – se référant sans doute aux leaders respectifs de ces groupes.
En outre, selon la même source, certains membres de l'ACT, ACL et ACL ont voyagé ensemble à Gaza et dans le nord du Sinaï en 2012. Il n'a pas dit qu'ils allaient pour la formation militaire – même si celle-ci ne doit pas nécessairement être exclue d'autant que des Tunisiens auraient été formés en Libye avec ACL – mais qu'ils ont sollicité le conseil des salafistes palestiniens sur des questions liées à l'administration, à l'organisation et à la gestion.
Lors de l'analyse des organisations salafistes semi-clandestines, il faut garder à l'esprit ce que l'on sait avec certitude et ce qu'il ne sait pas, d'autant plus que cette dernière catégorie jette souvent une ombre sur la première. Et il y a encore beaucoup de questions en suspens en ce qui concerne Ansar Charia en Tunisie, comme sa relation avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et son rôle dans les récentes violences en Tunisie. Cependant, comme ce groupe salafiste continue d'être important en Tunisie, malgré son interdiction officielle, on espère voir révéler certains pans cachés de son histoire, de ses relations et de ses stratégies, qui nous aideront à comprendre un peu mieux ce mystérieux groupe.
Traduit de l'américain par Imed Bahri
* Chercheur auprès du Washington Institute, qui axe ses recherches sur la façon dont les groupes jihadistes s'adaptent au nouvel environnement politique post-révolutions arabes et sur la politique salafistes dans les pays en transition vers la démocratie.
Titre original de l'article : ''Tunisia: Uncovering Ansar al-Sharia'' (Tunisie : A la découverte d'Ansar Charia).
Source : Washington Institute.