Le probable «mariage» de Béji Caïd Essebsi, le bourguibiste, et Rached Ghannouchi, l'islamiste, n'est pas la panacée pour une Tunisie malade de ses élites... Bourguiba n'aurait jamais fait cette grave erreur de gouverner avec les «religieux».
Par Mohamed Hafayedh*
Après l'assassinat de Mohammed Brahmi et la grande mobilisation qui l'a suivie durant l'été 2013, un coup de théâtre politico-médiatique d'une main de maître se reproduisit sur la scène politique tunisienne, qui consiste à dire que la solution de la crise politique passera par le rapprochement des deux grands partis Ennahdha-Nida Tounes.
Les dés étaient jetés par Nabil Karoui patron de Nessma TV, avec la complicité du journaliste Sofiane Ben Hmida, relayé par le journal électronique ''Leaders''. L'idée fait mouche! Son bourdonnement fait vibrer les portes closes des hôtels parisiens, où se tenaient des pourparlers insolites, parrainés au grand jour par le «grand frère algérien», au nez et à la barbe du Quartet qui peine à trouver une solution non partisane.
S'il est vrai que des sondages plaçaient les deux partis au-devant de la scène, la donne a changé depuis l'assassinat de Mohamed Brahmi sonnant l'heure de vérité pour les acteurs politiques.
L'heure n'est plus aux enchères démocratiques mais au croisement de fer entre patriotes et ceux qui prétendent l'être.
La fameuse rencontre dans un hôtel à Paris entre les deux "vieux renards".
Ennahdha aux abois
En l'état, personne ne peut garantir l'issue de la compétition entre l'opposition et Ennahdha, dans un pays où la guerre civile est devenue une réelle psychose, avec des cargaisons d'armes supplantent les urnes.
La théorie de l'hyper puissance des deux partis politiques devient surréaliste après la mobilisation populaire de l'été 2013 contre le terrorisme! Le parti Ennahdha aux abois, craignant plus la chasse à l'homme que son maintien au pouvoir, jette l'éponge, contraignant Ghannouchi à accepter l'arbitrage de son principal ennemi, historique et idéologique; seul capable de lui barrer la route du Califat, à savoir l'UGTT.
Quant à Nida Tounes, au moment même où une cohorte de journalistes homériques se dressent pour couvrir les entretiens de Béji Caïd Essebsi avec Rached Ghannouchi, est traversé par des divisions de leaderships au niveau national, sans parler du niveau régional, qui le moment venu, seront plus évidentes !
Car Nida Tounes n'a pas encore subi l'épreuve des urnes. Il lui faut d'abord réussir ses primaires et montrer sa capacité à former des listes électorales parmi les partis le composant pour prouver l'union de ce mouvement ! Ce qui est loin d'être évident.
Au jour d'aujourd'hui, aucune évaluation de la popularité des partis n'est fiable, tant que l'épreuve du terrorisme dans lequel le parti Ennahdha est impliqué, ne serait-ce que politiquement, n'est pas surmontée.
Les candidats pour un rapprochement avec Ennahdha ne sortiront pas indemnes.
Ghannouchi, Slim Riahi (qui a prêté son avion personnel pour transporter le cheikh de Tunis à Paris), Caïd Essebsi et Ameur Larayedh posent pour la photo souvenir dans la chambre d'hôtel du président de Nida Tounes.
Une guerre de tranchée
Les élections ne seront pas pour demain ! Même si Ennahdha finira par «lâcher» sur la présidence du gouvernement, il se réservera dans une guerre de tranchée dont il est coutumier, les rouages de l'Etat où les islamistes ont fortifié des lignes dans tous les ministères et dans tous les secteurs publics.
La lutte pour se libérer de la nébuleuse islamiste sera menée comme toujours par la société civile non assujettie aux accords partisans, car les partis politiques hésiteront à s'y engager toujours pour des petits calculs de boutiquiers.
D'ici les prochaines élections, d'autres sondages viendront confirmer la mort d'un bon nombre de partis.
Cette supercherie d'hyper puissance des partis Ennahdha-Nida Tounes médiatisée, n'est qu'un brouillage entretenu par le «hiwar watani» (dialogue national), qui n'aura servi que les intérêts de Ghannouchi, qui du statut d'ennemi public numéro un de la Tunisie hérité de Bourguiba, devient une représentation nationale de poids, un interlocuteur privilégié, reçu comme un leaders national tunisien par le président Bouteflika, le grand frère algérien «soucieux de la sécurité de la Tunisie» !
N'en déplaise aux angéliques et aux romantiques des fraternités à la gomme arabique, même si les affinités entre les deux peuples sont indéniables, l'Algérie est avant tout un Etat avec un pouvoir à sa tête, qui détermine sa position en fonction des intérêts des Algériens, de ses problèmes intérieurs et du pouvoir des généraux en place.
L'Algérie se préoccupe avant tout de la paix à ses frontières et craint la contagion de la «révolution» tunisienne ! C'est pourquoi les Algériens préfèrent avoir des relations d'Etat avec les islamistes tunisiens, plutôt que de les voir dans le maquis formant une base arrière pour les islamistes algériens.
La démocratie, les acquis de la modernité, la justice sociale, resteront toujours des affaires internes à la Tunisie ! Ils ne concerneront ni les Algériens et encore moins les Français et les Américains.
Sauver la Tunisie moderne
Béji Caïd Essebsi a été plébiscité par une majorité de Tunisiens quand il avait lancé Nida Tounes, pour sauver la Tunisie moderne et l'œuvre bourguibienne menacée par les hordes salafistes. Œuvre pour laquelle, au prix d'un autoritarisme affirmé et revendiqué, Bourguiba n'avait jamais fait de concessions à l'obscurantisme ni avait accepté de partager le pouvoir avec les religieux.
Il a fait sortir les lieux communs, l'espace public de l'emprise du religieux tout en améliorant les conditions de la pratique religieuse. Sa conviction sincèrement patriotique ne pourra être mise en cause puisqu'il a généralisé l'éducation, garantit la santé publique et libéré la femme.
Bourguiba avait créé les forces sociales qui composent aujourd'hui cette belle société civile tunisienne qui a fait la révolution et qui est encore capable de la défendre sans attendre de mot d'ordre de quelque parti politique que ce soit !
Beaucoup de destouriens prétendent à la succession de Bourguiba, mais rares ceux qui ont compris que la révolution du 14 janvier 2011 est le produit historique de l'œuvre de Bourguiba grâce à l'éducation et à l'instruction qu'il a généralisé pour tout un peuple !
C'est lui qui a créé une société civile capable de construire la nouvelle Tunisie démocratique et de montrer le chemin à ses voisins puisque la Tunisie est devenue un exemple pour beaucoup de pays du monde dit «arabo musulmans» et du Tiers-monde ... tout en ayant des avancées par rapport à son partenaire historique, la France, et ce dans bon nombre de questions sociétales (vote des femmes, avortement, contraception...)!
Il est grand temps de faire le tri entre «le bon grain et l'ivraie» chez Nida Tounes, entre les vrais disciples et les courtisans, car n'est pas Bourguiba qui veut.
* Avocat tunisien basé à Paris.