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Dans ce texte dédié à Chokri Belaïd, révolutionnaire et martyr, l'auteur, raconte, dans un style à peine romancé, le crime d'Etat que fut l'assassinat de Farhat Hached, le 5 décembre 1952.

Par Abdellatif Ben Salem

Il était environ sept heures du matin, lorsque tu quittas la villa que des amis avaient mis à ta disposition pour passer la nuit à Radès. En mettant le contact à ta vieille Simca, tu as eu comme une pensée fugace pour Noureddine que tu avais confié par prudence à Si Mustapha, ton proche collaborateur, et sans doute à tes autres enfants, à la douce Oum al-Khîr, partis pour être en sécurité à Sousse chez la famille. Tu craignais depuis quelques mois pour leur vie. Les rumeurs et les menaces de plus en plus précises provenant des bandes de tueurs à la solde des colons extrémistes et des petits-blancs, lesquels semaient la panique au sein de la population, auguraient du pire.

La mort aux trousses

La veille, en quittant le siège de l'UGTT de la rue Sidi Ali Azzouz dans la médina de Tunis, Salem, fidèle parmi les fidèles, t'avait averti pour la énième fois du danger qui te guettait. Il t'avait proposé, puisque les tiens étaient à Sousse, de faire un crochet par la rue de Pacha pour dîner chez lui et y passer peut-être la nuit pour, avait-il précisé, «les semer» («dhayya'û alîhum-l-jurra»). Tu avais invoqué je ne sais quel prétexte pour décliner poliment l'invitation. Mais, malin comme il est, Salem revenait à la charge. Et jouant sur le registre affectif pour te faire plier, il t'avait dit combien il serait heureux si tu faisais un saut, rien qu'un petit saut à la maison pour embrasser le petit dernier, âgé seulement de trois mois auquel tu as toi-même donné le prénom: Néjib, mais... en vain.

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"Je t'aime ô peuple".

Le fil de tes pensées s'interrompit soudain, quand tu te rappelas que Mahmoud t'attendait à l'UGTT. Ne lui avais-tu pas fait savoir la veille que tu aimerais qu'il t'accompagne au palais pour ton entretien prévu avec le prince Chadly, fils aîné et conseiller politique du Bey.

Depuis que «le Conseil des 40 personnalités» représentatif de la population tunisienne a rejeté «les réformes» que le résident général voulait imposer, et dont le but non avoué était de torpiller le rapprochement esquissé entre le Mouvement nationaliste et la Maison Husseinite, et d'entraver par tous les moyens les démarches visant à internationaliser le conflit franco-tunisien.

Le Bey t'avait pris en affection. Ni Salah, ni Lahbib n'avaient joui de tant de confiance et d'estime auprès de Sidnâ, surtout que le Néo-Destour avait dénoncé, il est vrai pour des raisons tactiques, la défection du Régent en signant le décret relatif à ces reformes.

Le vieux monarque, qu'on disait fragile et effacé, avait-il eu la prémonition du choc sanglant qui allait opposer trois ans plus tard les deux leaders du Néo-Destour!

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La Simca où Farhat Hached a été assassiné.

«Le Conseil de 40 personnalités», adopté au début avec enthousiasme par le Bey, avant qu'il ne se rétracte sous l'énorme pression de l'administration coloniale, représentait pour toi les prémisses d'une souveraineté, presque utopique, face à l'hégémonie bien réelle de la France. Cependant malgré ses limites, tu persistais à voir dans ce Conseil, dont tu étais l'instigateur principal, un bouillon de culture dans lequel doit fermenter le songe d'une souveraineté nationale confisquée depuis des lustres, mais tu étais en même temps conscient que le vieux monarque Mohammed Lamine Pacha Bey avait toute une autre idée, à travers cette Assemblée il caressait secrètement le rêve de laver l'affront infligé à ses aïeuls et, qui sait, rétablir ses droits sur le royaume bâti par ses ancêtres!

Á présent tu savais que tu étais écouté au Palais!

Un système colonial brutal et obsolète

Nous sommes le jeudi, cinquième du mois de décembre de l'an mil neuf-cent cinquante deux. 7 heures du matin.

Le ciel était sombre et bas, un crachin froid, lancinant et mauvais fouettait les visages, pénétrait les os et opprimait les âmes.
Tu étais anxieux. Tu devrais être à Bruxelles à l'heure qu'il est pour assister à la réunion du comité exécutif de la CISL, n'était le refus obstiné et sans doute calculé de la Résidence Générale de t'accorder un visa pour quitter le pays. Mais au tréfonds de toi, tu préférais y rester, il y avait tant à faire.

Enfant déjà, tu appris des humbles pêcheurs de ton Archipel, au milieu desquels tu es venu au monde, que le navire ne peut cingler sans Râyis. Malgré l'ampleur de la tâche, tu as choisi d'assumer en solitaire depuis plus d'un an la direction de la Résistance populaire. Tu étais, comme disaient avec orgueil tes fidèles compagnons, le numéro Un.

Les autres étaient soit en prison soit en exil. Tu te battais avec rage contre ce que tu as appelé «la politique des coups de force, de l'hypocrisie et de la faillite» d'un système colonial brutal et obsolète. Tu coordonnais fiévreusement la résistance intérieure, tu rassemblais les travailleurs, tu encadrais, tu canalisais, tu orientais et tu jetais le peuple tout entier, comme les flots battant sans cesse depuis le commencement, les rivages de ton archipel natal, dans la grande bataille de la dignité. Tu interpellais inlassablement par le verbe et par l'action, la conscience universelle pour attirer l'attention sur le drame de ton pays.

Les historiens, qui ont fréquenté ton œuvre, sont fascinés par ton incommensurable énergie. Des hommes de lettres seront éblouis par ta langue novatrice, ton verbe épuré, ton phrasé incisif, dépouillé et élégant. Sécrétion naturelle d'une fusion prodigieuse entre la fulgurance du souffle mystique de la poésie de Chabbi, la clarté pédagogique de Haddad et l'ardeur de ta foi militante. N'a-tu pas écris, toi l'ancien docker des quais du port de Sfax, l'émouvante épître «Uhibbuka yâ sha'ab!» (Je t'aime ô peuple!).

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Rue Sidi Ali Azzouz, où se trouvait le siège de l'UGTT (Ph. Abdellatif Ben Salem).

L'imminence de l'irrémédiable

Le ciel était sombre et bas ; un crachin froid, lancinant et mauvais fouettait les visages, pénétrait les os et opprimait les âmes.

Tu avais foi dans la victoire, tu ignorais la peur, mais le climat de haine, les ratissages, les arrestations de masse, l'incendie des récoltes et les viols te faisaient craindre le pire. Une appréhension diffuse et silencieuse t'étreignait. Tu t'en es ouvert quelques jours plus tôt à tes amis. Dans une lettre écrite à Nouri tu prédisais: «Et l'on parle de mettre à sac ce qui reste de ''vivant'' dans le peuple et dans l'UGTT...» Tu as pris soin de mettre le mot «vivant», entre guillemet. Vague pressentiment ou lucidité consciente de l'imminence de l'irrémédiable?

En longeant la voix ferrée, tu t'es garé le temps de saluer une vieille connaissance, tu t'enfonças ensuite sur la route menant à Tunis. En face, l'aurore blafarde fondait, malgré la bruine, sur les derniers lambeaux des ténèbres. A ta gauche, une charrette lourde tirée par une mule creusait péniblement son sillon dans la terre boueuse. Au loin, la silhouette antique d'une forme humaine emmitouflée se perdait dans l'infini comme un roseau poussée par le vent. Le ronflement régulier du moteur de ta vieille Simca invitait à la sérénité.

Arrivée à la hauteur du mur d'enceinte du cimetière de Mégrine, une voiture te serra de près et te contraignit à t'engager sur le bas-côté de la route, en plein champ. Une rafale de mitraillette claqua, déchiquetant l'opacité du silence. Dans la jeune clarté du matin, un banc d'oiseaux effrayé prit son envol en ordre dispersé. Tout autour, le néant et le vrombissement du moteur de la voiture filant à tombeau ouvert.

Ton bras gauche tressaillit. La balle qui transperça ta chair t'a fait l'effet d'une morsure vive. Lancinante, la douleur t'a meurtrie. Pétrifié, mais tu revins vite à la réalité. Tu t'es péniblement extrait de l'automobile pour retourner sur la route en titubant, étonné de te savoir vivant. Soudain, comme surgie du néant une camionnette freina pour te porter secours. A l'instant même, un autre véhicule fonçant tout droit sur Tunis freina brusquement, ses occupants descendirent et t'offrirent de te conduire à l'hôpital le plus proche. Encore sous le choc, tu acceptas de monter avec eux. Leur visage – malgré le supplice – ne t'était pas inconnu.

Mais au lieu de l'hôpital, la canaille t'emmena tout droit au point de non retour

Le ciel était sombre et bas, un crachin froid, lancinant et mauvais fouettait les visages, pénétrait les os et opprimait les âmes.

Vers 9 heures du matin, un pasteur se présenta devant la porte du commissariat de police de Ben Arous pour informer de la découverte d'un cadavre criblé de balle en un lieu situé à 5 kilomètres de la route de Naâssene.

A 9h45mn la justice militaire ordonne le transfert de ta dépouille à l'hôpital Louis Vaillant pour «des raisons impérieuses d'ordre public»! Ta Simca percée de 29 impacts de balle est transportée dans la cour du Tribunal militaire. Aucun indice ne subsistait sur le lieu du crime. Les témoins ont été tous manipulés. Tout avait été soigneusement effacé avant l'arrivée des enquêteurs. La conjuration, dont le premier acte criminel a débuté par le refus de t'accorder un visa de sortie pour te contraindre à rester à la disposition de tes tueurs, venait de prendre fin.

Le ciel était sombre et bas...

Personne, excepté tes assassins, n'est en mesure de décrire ou d'imaginer ce qui s'est passé à l'instant fatidique où tu as pris conscience que le piège s'était définitivement refermé sur toi. Nul ne peut exprimer l'indicible horreur des derniers instants de l'huis-clos entre toi et tes bourreaux.

- Les as tu reconnus ?

- Qui étaient-ils?

- As-tu poussé un cri si effrayant que le sang de l'un d'eux se glaça dans ses veines?

- T'es-tu adressé à eux?

- Que leur as-tu dis?

- Que t'ont-ils répondu?

- Ou alors leur as-tu souris avec mépris, quand tu as su que ton sort est scellé?

- Leur as-tu alors lancé ton fulgurant regard d'azur, que l'un d'eux, pris de panique, t'acheva avec rage d'une balle dans la tempe, éteignant à jamais la lumière de ta face?

- As-tu vu le gouffre noir et l'éblouissante lumière? As-tu entendu les bribes d'une voix douce «Â Farhâat!» s'élevant des abysses comme pour couvrir avec miséricorde le fracas assourdissant de la détonation?

- As-tu vu défiler devant tes yeux les rivages farouchement désolés de l'Archipel, et toi, gamin courir de bonheur sur la pierraille?

- As-tu entendu les roulades joyeuses des Tabbalas et le son enjoué de la Zûkra imprégnant de chaleur les fragments épars de ton être brisé... tandis que les étincelles de vie s'éteignent les unes après les autres et les ténèbres envahissent progressivement les derniers réduits de ta lumière?

On racontait que le pasteur illettré qui découvrit ton corps supplicié déclarera, comme touché par la grâce, à un commissaire de police sceptique, que malgré ta mort, il y avait comme un sourire paisible qui auréolait ton visage fracassé par les balles.

Le ciel était ...

 

N.B. : Mes remerciements à Mustapha Kraïem dont l'excellent article «Hached, l'année ultime», m'a été d'une grande aide. A tous les contributeurs du numéro spécial d' ''Al-Sha'ab'' édité à l'occasion du 50è anniversaire de l'assassinat de Farhat Hached. A Noureddine Hached et son «sourire de la liberté» paru dans le quotidien ''Le Monde''. A mon ami Nejib fils de Salem Cheffi qui m'a fait écouter le témoignage exclusif de son père sur l'assassinat de Hached.
On notera que c'est Salem Cheffi (décédé en septembre 1998) qui présida au lendemain du meurtre de Hached la réunion d'urgence de la Commission administrative. Le caractère réservé de Salem Cheffi, témoin privilégié de cette sombre période, il était le dernier à voir vu Hached vivant, son mutisme et son refus de témoigner, à l'exception du document sonore cité, enregistré à son insu, laissent planer des doutes légitimes sur les causes réelles de son silence.
Légèrement remanié et enrichi de nouveaux témoignages, ce texte a été rédigé en exil. Lu par Inés (16 ans à l'époque), jeune fille issue de l'immigration tunisienne à la Bourse de Travail de Paris à l'occasion de la manifestation commémorative: «Six heures pour la Vérité sur l'assassinat de Farhat Hached», organisée le 20 décembre 2002, par «le Collectif pour la vérité sur l'assassinat de Farhat Hached» - dont j'étais avec Chokri Belaïd, martyr de la révolution et de la patrie, ainsi que des nombreux autres militants, un des fondateurs.