La mission du nouveau Chef du Gouvernement Mehdi Jomaâ consiste à rétablir la sécurité, et avec elle la confiance intérieure et extérieure, relancer l'économie et tenir des élections sereines, et en finir avec une transition qui a trop duré.
Par Cyril Grislain Karray*
Monsieur le Chef du Gouvernement,
Vous voilà désigné de façon probablement aussi inattendue pour vous que pour bien des Tunisiens de la plus haute charge exécutive de notre Etat. Permettez-moi, sans vous connaître, de vous féliciter de cet honneur. Ainsi que de vous souhaiter un brillant succès dans une si lourde responsabilité et à un moment si charnière et si lourd de défi pour notre transition vers la démocratie et vers la reconstruction des fondamentaux socio-économique de la Tunisie.
D'ailleurs, s'il vous rencontrait, Bill Clinton vous dirait peut-être: «You have momentum, use it or lose it!». C'est dans cet esprit que cette lettre ouverte aspire à contribuer quelques pensées pour que "you use it!", du mieux possible.
Une transition de génération aux commandes
Tout d'abord, j'ose me faire la voix de ceux qui, tout en étant parfaitement déçus des circonvolutions et convulsions du
Dialogue National, voient dans votre désignation plusieurs messages positifs: la génération à laquelle vous appartenez, le langage que vous utilisez, la richesse et la nouveauté de votre expérience dans une fonction qui n'a que trop pâti d'être occupée par des politiciens et pas assez par d'énergiques développeurs et, votre apparente indépendance partisane.
Bref, vous êtes un homme neuf, un homme du développement, un homme de direction et nous l'espérons, un homme libre. Autant d'avancées importantes pour la Tunisie.
Et c'est là, si vous permettez Monsieur le Chef du Gouvernement, mon premier conseil : faites en fort usage! De par vos dires, vos actes, votre choix d'équipe et vos arbitrages, marquez le jeune peuple tunisien plus que de l'espoir, de la certitude, que cette nouvelle génération est pleinement, et même mieux, équipée pour gouverner notre pays. Le temps est venu de faire une transition de génération aux commandes de la Tunisie!
Mettez en avant ces femmes et ces hommes que l'on ne connait pas, venus d'horizons nouveaux et divers, travailleurs acharnés, et capables de conduire ensemble les grands défis de notre si belle mais fatiguée Nation.
Il est grand temps que nos anciens usent de leur sagesse pour se retirer définitivement des commandes pour devenir des conseillés désintéressés. A commencer dans leurs partis politiques, mais aussi dans leurs entreprises, dans leurs facultés, dans leurs hôpitaux.
Monsieur le Chef du gouvernement, inspirez l'accélération de ce mouvement!
C'est dans ce même esprit que de contribuer à votre succès, car en dépend celui de notre pays, que suivent les prochains paragraphes qui s'articulent autour de trois piliers du leadership appliqués à votre défi spécifique: 1. Un mandat précis, selon trois axes: Sécurité, Economie, Elections; 2. Quatre principes pour composer un Gouvernement gagnant; 3. Quelques meilleures pratiques des situations de «retournement» appliquées à votre Mandat.
1. Un mandat précis, selon trois axes : sécurité, économie, élections
Le dirigeant expérimenté que vous êtes sait qu'on ne compose pas une équipe avant de savoir ce pour quoi elle doit être composée. Pour livrer quels résultats? Pour faire face à quels défis? Pour agir dans quel cadre de ressources, de possibilités, de contraintes?
En langage de leaders: pour quel mandat précis?
Or, si le Dialogue National s'est évertué en quatre trop long mois à choisir un nom, la question du Mandat du nouveau Chef du Gouvernement a largement manqué de profondeur, et de consensus. Qui plus est, le retrait récent de partis-prenants une dure responsabilité de rompre un dialogue auxquels ils avaient eux même appelés, met à mal la finalisation des décisions sur les autres points de la feuille de route dont ils avaient convenus pour le dialogue. Points qui étaient centraux pour votre Mandat.
Ainsi, la responsabilité de définir votre mandat vous revient de fait. Une opportunité qu'il convient de saisir avec résolution et en vous évitant les compromissions politiciennes. Or, si l'on en fait abstraction, que l'on écoute plutôt le peuple et que l'on regarde froidement l'état de notre pays, trois impératifs s'imposent :
* rétablir la sécurité, et avec elle la confiance intérieure et extérieure;
* relancer l'économie, et avec elle la dignité sociale;
* tenir des Elections sereines, et avec elles en finir d'une transition qui n'a bien que trop duré.
Par ailleurs, un mandat doit être associé à une durée. Dans votre cas, les réalistes équipés d'analyses froides de délais savent que les étapes législatives et opérationnelles qu'il reste à accomplir en vue des élections indiquent, au grand mieux, octobre 2014, pour le symbole. Sauf contretemps majeur, votre mandat serait donc pour 12-18 mois, sans avoir un groupe parlementaire majoritaire vous suivant à l'Assemblée nationale constituante (ANC).
Il faut donc être très pragmatique et très finement sélectif sur la quantité et nature des réformes profondes que vous engagerez. Dans ce sens, ces trois axes semble déjà amplement suffisants et à même de rassurer une grande majorité de tunisiens et de partis.
Rétablir la sécurité
Comme souvent, une partie des Tunisiens espère miracles et hommes providentiels. En ce moment, leur patience est très échaudée et notre histoire sécuritaire était tronquée de telle sorte que tout événement a un impact disproportionné tant sur les Tunisiens que sur nos amis étrangers, qu'ils soient Etats, investisseurs, acheteurs ou touristes.
Si le rétablissement de notre très dégradée sécurité ne se fera pas en un jour, certaines mesures clefs sont possibles dans les 12-18 mois, comme par exemple:
* la dissolution pure et simple des Ligues de protection de la révolution (LPR), devenant ensuite hors-la-loi;
* la pacification définitive de Chaâmbi;
* le désarmement massif et visible, en s'octroyant les conseils des professionnels internationaux en la matière;
* le renfort des effectifs et équipements de l'armée et de la Brigade antiterroriste (BAT). Et envisager d'en appeler temporairement aux officiers de réserve et retraités;
* l'accélération de la «républicanisation» de notre ministère de l'Intérieur. Qui pourrait notamment commencer par engager les expériences qui ont fait face ailleurs à ce type de défi, comme l'opération 'Tolérance zéro' à NYC ou dans certains Etats de l'Inde ainsi que la pacification de la ville de Rio de Janeiro pour rétablir la confiance intérieure et internationale en vue des Jeux Olympiques;
- l'instigation d'une culture de dénonciation et de renoncement à la 'toute petite' corruption. Votre première annonce de 'ligne directe' et demande d'enregistrements vidéo étant très positive dans ce sens et doit être suivie d'exemples publics. Pensez à obliger tous nos agents de l'ordre à porter leur nom et matricule sur leurs uniformes;
- un travail professionnel proactif auprès des médias étrangers, souvent trop sélectifs et sensationnalistes.
Relancer l'économie
Là aussi tant de miracles attendus, et souvent selon des conceptions très antagonistes de l'économie. Ou du moins avec très peu de courage pour les restructurations douloureuses qui s'imposent. Dans le temps imparti, étant donnée la nature de votre légitimité législative, et étant donnés les engagements déjà pris par notre Etat, vous pourriez, sélectivement:
* accélérer la récupération des biens mal acquis, tout en désengageant au plus vite l'Etat de leur gestion et en faisant des choix qui facilitent l'émergence de champions régionaux d'échelle minimum;
* profiter de la prolongation de l'ANC durant encore un an pour faire passer un Code d'investissement qui soit une réelle refondation de l'économie ET de la justice sociale tunisienne. A vouloir être trop consensuel, le texte qui a été approuvé en Conseil des ministres reste du 'Ben Ali+' économique, si vous permettez la franchise. La révolution appelle à une révolution, et non pas une réforme, économique. Une révolution qui non seulement augmente la capacité de générer de la croissance et des profits ET qui crée de l'emploi productif plutôt qu'assisté ET qui partage mieux les richesses et les chances entre nos citoyens et entre nos régions. Il est temps que les parties prenantes en aient le courage. La Tunisie est de fait devenu un 'pays-FMI'. J'ai vécu dans ces pays et je sais qu'au final ceux sont les plus humbles qui en portent le plus de sacrifices. Si vous devez respecter nos engagements, compensez nos plus démunis par des mesures fortes. Pour cela, les mécanismes de bourses-conditionnées, comme la Bourse-Ecole ou la Bourse-Famille brésiliens sont les plus efficaces, car porteurs de développement en plus de pouvoir d'achat;
* établir un taux unique et universel d'imposition de 10% sur les bénéfices des sociétés et, alternativement pour ceux qui ne mesurent pas le bénéfice, un taux de 1-2% sur le CA ou la valeur des actifs. Et de même un taux universel de 10% sur les personnes physiques, s'appliquant aussi aux dividendes. Pour que nous entrions enfin dans l'ère partout prouvée de l'élargissement de l'assiette et avec elle de la réduction de l'informalité et de l'évasion fiscale qui minent tellement notre avenir. Nos petits commerçants seront bien plus heureux de devenir aussi peu chèrement un citoyen fiscal en règle et inattaquable, que de continuer à payer toutes sortes d'exactions à toutes sortes de corrompus. Et oui, taxez l'exagération de l'épargne immobilière rentière pour la réorienter vers l'investissement productif;
- ne pas renflouer une fois de plus le tonneau troué de nos banques publiques avec le peu qu'il reste d'argent de notre peuple. Depuis le temps qu'on en parle, il est temps de concrètement engager leur restructuration et leur fusion. Les tunisiens n'ont déjà que trop payé;
- saisir la réalité que notre tourisme ne va pas se relever si vite comme une opportunité pour l'assainir et le redynamiser structurellement. A commencer par fermer et restructurer les actifs en faillite structurelle, libérer les réglementations du tourisme alternatif en finir de ce doublon de tutelle bureaucratique entre le ministère et l'ONTT;
- restreindre massivement les importations de biens de consommations des ménages non-essentiels, pour soutenir notre réserve de change;
- libérer, partout où c'est possible, libérer les entrepreneurs, les sociétés et les citoyens de leurs chaînes économiques réglementaires et mentales.
Certes il y a tellement à faire! Les opinions et les besoins fusent de partout. Les choix sont difficiles à arrêter. L'essentiel est d'en faire, courageusement, et à la mesure du temps et des possibilités politiques impartis.
Mais, comme vous avez été partie-prenante et décisionnelle sur les mesures économiques du Gouvernement dont vous êtes issu, saurez vous en prendre les distances et vous autoriser la réécriture?
Tenir des élections sereines
Déjà, beaucoup crient d'avance aux irrégularités et la tricherie, alors qu'ils devraient à ce stade plutôt se concentrer sur la date, le mode de scrutin et leurs trop faibles campagnes. Si la majeure partie des actions structurelles et opérationnelles des élections relèvera en fait d'autres instances, vos prérogatives couvrent au moins les actions suivantes :
* Pacifier les zones de conflit : on ne vote pas là où l'on a peur!
* Il vous est, bien entendu, impossible d'identifier avec impartialité, et ensuite inverser, l'origine partisane, ou pas, de milliers de nominations qui ont eu récemment lieu. Sans compter les conséquences de manifestations et soulèvements qui en suivraient (pour eux, c'est aussi un emploi que l'on retirerait). Toutefois, comme en tout, il doit exister un 20% de ces nominations qui porte 80% des inquiétudes et risques potentiels de partialité lors des élections. Il convient d'au moins traiter de ce 20% là.
* C'est un secret de polichinelle que le financement étranger de certains partis circule en fait au travers d'un réseau fort et très capillaire d'associations qui les soutiennent dans leur campagne électorale : des mesures claires devraient être prises contre ces actions qui de fait contribuent à 'acheter' des votes.
* Facilitez par tous les moyens qui vous reviennent les moyens et accès de la société civile et des observateurs organisés de la vigilance, de la dénonciation et de l'exécution de mesures correctives.
Par signe de votre engagement ferme envers la tenue des élections, vous devriez vous engager vous même, ainsi que votre Gouvernement à collectivement et solennellement démissionner au plus tard, disons le 30 juin 2015, quelle que soit la réalité. Forçant les instances législatives, électorales et partisanes à tenir leurs engagements.
2. Quatre principes pour composer un Gouvernement gagnant
Si nos Gouvernements se succèdent, et tombent, c'est en très grande partie pour ne pas avoir respecté quatre principes fondamentaux lors de leur composition et d'avoir été trop soumis à des considérations politiciennes.
Le premier principe est que la définition sans complaisance de la structure de l'équipe et des critères de profiles pour les postes est un préalable à toute discussion sur les noms des protagonistes.
Le deuxième: on organise, on structure une équipe 'pour' un mandat précis. Mandat qui lui même s'inscrit dans un contexte, des contraintes, des délais précis. L'histoire prouve que les dirigeants comprennent bien cela intuitivement, pensent le faire, mais par faute de prendre le temps de spécifier, d'aligner et de communiquer ce Mandat, finissent par faire des erreurs de structure et de composition d'équipe à même de fortement déstabiliser le Gouvernement, voire deviennent irrattrapables.
Ensuite, un gouvernement qui réussit doit être bien plus qu'une somme d'individus. Il doit avant tout être une équipe fonctionnelle. Un collectif de ministres dont les profils, complémentarités et caractères permettent de tenir un cap commun et de travailler ensemble avec efficacité, plaisir et sens partagé de leurs missions collectives et individuelles. Il semble que vous puissiez être assez volontaire et libre dans le choix des femmes et des hommes pour ce gouvernement. Assurez-vous de composer une équipe, plutôt que de remplir des postes!
Enfin, les équipes qui gagnent ne dépassent que très rarement les 20 membres. Au-delà, ce n'est plus une équipe, c'est une Assemblée. En dépend la fonctionnalité, l'efficacité et la redevabilité du Gouvernement. Ils auront beau être ministres, vous n'en aurez pas moins à diriger et arbitrer une équipe de 20 reports directs, sans compter vos conseillers. Imaginez alors diriger plus de 40 ministres!
Si vous osiez cette nouvelle structure plus compacte de Gouvernement, alors peut-être pourriez vous, pour mieux exécuter l'axe 'Relancer l'économie', constituer un grand ministère du Développement Economique National. Ainsi que fusionner les ministères des Affaires sociales et de l'Emploi, présentant de nombreuses redondances pour au final essentiellement le même but, distribuer de l'aide sociale, en un autre grand ministère du Développement Social.
3. Quelques meilleures pratiques des situations de 'retournement' appliquées à votre mandat
A bien des égards, vous êtes monsieur le Chef du Gouvernement désigné pour diriger une situation de retournement. Retournement de confiance, de direction économique, de chemin politique. L'expérience montre que ces situations ont des figures imposées qui augmentent leurs chances de succès. En voici quelques unes:
* Stoppez les hémorragies, aussi fermement et rapidement que ce doit l'être. Coupez une fois pour toute là où on n'a que trop fait durer l'agonie (les banques publiques en sont un exemple). Et renoncez à vouloir embrasser trop de sujets, au risque de mal étreindre.
* En plus d'une poignée de réformes de fonds à même d'imprimer une nouvelle dynamique structurelle dans des domaines clefs, identifiez et exécutez des 'quick wins' visibles, vécus et réguliers, pour vous focaliser sur ce qui donne des résultats, mobilise vos troupes et renouvelle l'énergie et l'espoir des citoyens.
* Gérez les expectatives dès le départ, mais sans déprimer les énergies. Déclarez et publiez d'abord votre Mandat, articulant ces trois axes et leurs actions en une page et un langage simples. Affirmez ainsi vos priorités précises et explicitez aussi ce que vous ne ferez pas, et pour quelles raisons. Dégagez de cela votre feuille de route ultra-pragmatique à 100 jours. Ensuite seulement, annoncez vos 20 co-équipiers, en déclarant pour chacune et chacun les deux raisons clefs qui vous ont fait la/le choisir de façon à ce qu'apparaisse clairement leur adéquation comme étant 'la meilleure équipe possible' pour exécuter le Mandat annoncé.
* Engagez vous sur des points réguliers d'avancement, et tenez les. Mais sans sur-communiquer, en en trouvant le ton juste de la sincérité et de l'écoute.
* Anticipez là où l'on vous attend, par votre présence ou au tournant. A cet égard, à tort ou à raison, vous savez que vous êtes attendu sur les questions pétrolières et des gaz de schiste. Au-delà du caractère de haute prudence que requièrent ces sujets en eux mêmes, je vous invite à écarter pro-activement le risque de polarisation de l'opinion publique sur ce sujet, au risque de fragiliser tout le reste de votre action et crédibilité.
Monsieur le Chef du Gouvernement, je vous souhaite, dans l'intérêt de notre pays qui n'a que trop inutilement souffert et perdu de temps et d'énergie, ainsi que pour ce que vous pourriez représenter pour le renouvellement de notre classe dirigeante, un vif succès dans les prochains 12 à 18 mois avant, enfin, des élections.
* Jusqu'à la Révolution, directeur associé à Global Partner de McKinsey&Company. Auteur de ''La prochaine guerre en Tunisie – La victoire en 5 Batailles'' (éd. Cérès, 2011).