Le nouvel accord bilatéral entre Alger et Tunis pour la constitution d'une zone de libre-échange et la mise en place de l'axe atlantique entre le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal scellent le démembrement définitif du Maghreb.
Par Ould Amar Yahya*
Sur les trente dernières années, l'économie mondiale a connu des bouleversements sans précédent et plus de 260 accords régionaux sur les échanges commerciaux ont été notifiés au GATT (General Agreement on Tarifs and Trade, ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et à l'OMC (Organisation mondiale du commerce): Union européenne (EU), Marché commun du Sud (Mercosur), Accord de libre échange nord-américain (Alena), Association des Nations d'Asie du Sud Est (Asean), Conseil de coopération du Golfe (CCG), Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), Union du Maghreb Arabe (UMA)...
L'anecdote de la tomate marocaine
L'UMA, formée de cinq pays (Tunisie, Algérie, Maroc, Libye, Mauritanie) a vu le jour en 1989.
Cet ensemble était perçu comme un impératif géostratégique, un facteur de prospérité et un enjeu de stabilité régionale.
Une trentaine de conventions ont été signées au cours de ces 24 dernières années, beaucoup de temps et d'argent ont été dépensés, sans que les échanges entre les pays membres ne dépassent les 2% de leurs échanges extérieurs, ni que les frontières de certains pays ne soient ouvertes, ni que les visas ne soient supprimés, ni qu'une ébauche crédible d'une quelconque coordination de politiques économiques ou de mécanismes de stabilisation ne soit entreprise... Il arrive souvent que certains produits importés d'Europe soient fabriqués par un membre de l'UMA voisin. La célèbre anecdote de la tomate marocaine, importée en Algérie via Marseille est bien une réalité.
Ce passage par l'Europe des échanges Maroc/Algérie engendre un surcoût du transport de près de 10% et des retards de livraison.
Pourtant il n'y a pas d'Himalaya, ni d'océan qui sépare les pays de l'UMA.
Depuis cinquante ans les rivalités maroco-algériennes bloquent toute intégration régionale.
Dans ce contexte, l'avenir des peuples du Maghreb restera l'otage de l'entêtement jusqu'au-boutiste, dans les escalades et les provocations mutuelles de deux pays, rendant virtuellement impossible la réalisation de toute action unitaire.
Cela coûte très cher à tous les membres de l'UMA.
Sans nul doute, l'histoire sera cruelle avec les élites de ces deux pays.
Quelle que soit la sémantique diplomatique utilisée pour maintenir l'UMA, le résultat est là: un échec patent de tous, un refus de la modernité et de la prospérité, un encouragement pour les idéologies extrémistes.
Chacun sait que l'UMA n'existe que sur le papier. Mais aucun des membres ne veut être le premier à le reconnaitre publiquement.
D'ailleurs, les chefs d'Etat des pays membres ne se sont pas réunis depuis une dizaine d'années. Ce qui en dit long sur son utilité.
La menace islamiste renforce le statu-quo
Avec la montée de l'islamisme en Afrique du Nord, la peur de l'Occident est que cette UMA devienne une union d'islamistes – à grandes barbes ou à barbichettes – d'où l'impérieuse nécessité de freiner l'intégration régionale maghrébine en renforçant les échanges commerciaux avec l'Union européenne.
C'est ainsi qu'on a vu naitre un nouvel engouement pour le Maghreb:
- le Processus de Barcelone (en 1995 avec le partenariat euro-méditerranéen, quatre ans après le déclenchement de la guerre contre les islamistes en Algérie);
- l'Union pour la Méditerranée (en 2008 avec «», entre l'Union européenne et les pays du pourtour oriental et méridional de la Méditerranée);
- la Politique européenne de voisinage (PEV);
- le statut d'Etat Associé à l'Union Européenne... pouvant bénéficier aux pays du Maghreb.
Le marché régional maghrébin de 90 millions d'habitants ne verra donc pas le jour.
Le PIB du Maghreb est approximativement égal à celui de la Grèce, pays peuplé de 10 millions d'habitants... et ne représente qu'environ 0,6% du PIB mondial...
L'échec de l'UMA coûte aux pays de la région près de 3% du PIB annuel, une perte d'opportunités de création d'emplois, un manque d'attrait des investisseurs, une fuite des capitaux, une émigration des cerveaux vers l'étranger et un poids marginal dans les négociations internationales.
Sans revenir sur les bienfaits d'une intégration économique et monétaire régionale en termes d'efficience d'allocation des ressources, donc de répartition des coûts de développement ou d'avantages comparatifs, le Maghreb a raté la sortie de son isolement économique face aux zones de libres échanges qui l'entourent (UE, CCG, UEMOA...) et a compromis les chances de toute prospérité partagée.
La division définitive du Maghreb
L'Algérie et la Tunisie viennent de constituer une zone de libre-échange, enterrant sans courage l'UMA, tournant le dos à un grand marché régional et à un avenir non conflictuel dans le Maghreb, au profit de considérations de leadership algérien, caprice de l'époque Boumediene.
Dans ces conditions où la proximité géographique, les opportunités commerciales et les infrastructures routières sont déterminantes dans le choix des partenaires, il ne reste plus donc au Maroc et à la Mauritanie que de construire une zone de libre-échange, seuls ou avec le Sénégal, pays partageant une même langue (le français), une même histoire coloniale et une même religion (l'islam), et qui est aussi leur porte d'accès aux prometteurs marchés du Sud et leur continuité naturelle.
Ce sera l'axe atlantique.
L'Algérie et la Tunisie ont choisi celui de la Méditerranée que la Libye rejoindra très probablement, consacrant de fait la division définitive du Maghreb.
Tel un équilibriste, l'UMA a évolué durant ses 24 années d'existence, sur un fil tenu à une extrémité par l'Algérie et à l'autre par le Maroc, avec en contrebas, l'observateur Union européenne qui attend la chute, en l'espérant spectaculaire. C'est ce qui vient d'arriver avec le nouvel accord bilatéral entre Alger et Tunis.
Finalement, l'entêtement des élites dirigeantes algériennes et marocaines l'a emporté sur les beaux rêves unionistes, les transformant en mirages.
*Administrateur directeur général de la Banque pour le commerce et l'industrie, Mer Rouge, région Afrique de l'Est et Moyen Orient.