Que reste-t-il, trois ans après, des grandes espérances nées de la révolution tunisienne? Des désillusions alimentées par l'actualité d'un pays aux prises avec une crise profonde et une immense peur de l'avenir.
Par Hechmi Trabelsi*
Un certain 17 décembre 2010, une étincelle a jailli d'une petite ville au centre du pays (Sidi Bouzid) puis s'est transformée en une flamme incandescente, touchant toutes les régions déshéritées, oubliées, marginalisées du pays, relayée il est vrai par des internautes dont l'activité militante n'est plus à démontrer, pour devenir un incendie inextinguible dans les grandes villes du pays, et surtout la capitale.
La révolution des jeunes et des chômeurs
Les Tunisiens venaient de se débarrasser d'une chape de plomb qui avait étouffé le pays pendant plus de deux décennies, de se révolter contre une tyrannie sans nom.
Les analystes politiques peuvent différer leur diagnostic, mais, quoi qu'il en soit, le 14 janvier 2011, les Tunisiens avaient fait leur révolution, balayant dans son sillage l'ancien dictateur et un parti pourri mais omniprésent, tentaculaire et hégémonique.
Ces Tunisiens que l'on a toujours considérés comme des citoyens pacifiques, voire débonnaires, pas assez politisés, démobilisés quand il s'agit des grandes causes, bons vivants, voire même je-m'en-foutistes, ont pourtant, sans crier gare, et ne se revendiquant d'aucune idéologie, sans meneur ni tribun hors pair, ébranlé le monde. Des jeunes, qui diplômés au chômage, qui travaillant pour une misère, ont crié leur ras-le-bol et investi la rue. Ils n'ont pas eu peur. Ils ont voulu leur part de soleil, de dignité, de justice et de liberté.
L'avènement du pouvoir islamiste
Nous savons tous ce qu'il est advenu de ce grand élan libérateur, comment des politiciens de pacotille, des forces quasi-occultes, apparues d'on ne sait où, ont récupéré le mouvement. Nous savons tous comment des élections, pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie contemporaine (presque) libres et transparentes, ont donné la victoire au parti le mieux structuré, le plus motivé et... le mieux doté en ressources financières.
Il n'est pas dans notre propos de revenir aux raisons derrière la victoire d'Ennahdha, parti actuellement au pouvoir et qui s'y accroche malgré tous ses échecs. Ce parti légalisé à la suite de la révolution a porté les espoirs de presque 30% des votants parmi nos concitoyens: longtemps victimes des exactions et de l'oppression de Bourguiba et de Ben Ali, censés craindre Dieu et avoir les mains propres, ses dirigeants partaient avec un préjugé favorable.
Un pays au bord de la banqueroute
Tout le monde connait la suite, deux ans après leur prise du pouvoir: une société par eux divisée en deux, entre «musulmans» et «laïcs», comme si la foi d'un individu se reflétait dans ses choix politiques et que «laïcité» rimait avec incroyance; un malaise social d'une acuité jamais égalée depuis l'indépendance du pays; une misère physique et morale que personne ne pouvait soupçonner; une crise économique et financière qui mènera inexorablement le pays vers la banqueroute; une situation politique délétère aggravée par des assassinats et des lynchages (au propre comme au figuré); une conjoncture sécuritaire des plus graves avec l'apparition de la violence et d'un terrorisme organisé jusque là inconnu.
La liste pourrait s'allonger encore et encore, si on citait le retour en arrière des mentalités et des comportements, l'émergence d'un banditisme sans vergogne et d'un opportunisme éhonté, une augmentation effrénée des prix et un appauvrissement presqu'exponentiel de toutes les catégories sociales, des lois d'un autre âge qu'on promulgue à la hussarde, et bien d'autres maux qu'il serait fastidieux d'énumérer ici.
Que reste-t-il dans ce sombre tableau de la belle image qu'avaient les Tunisiens et les pays frères et amis de la Tunisie?
Qu'allons-nous léguer aux générations futures, au-delà de cette peur qui nous tenaille continuellement? La peur de la prochaine «trouvaille» des ultras comme des «modérés» (si tant est qu'il en existe) parmi les islamistes, la peur de cette voracité presqu'inextinguible de nos gouvernants actuels qui semblent vouloir «engloutir» en deux ans ce que Ben Ali et ses acolytes et sbires ont mis deux décennies à «digérer», qui semblent vouloir profiter de leur passage aux commandes pour glaner un butin de guerre, la peur de la cupidité des élus du peuple dont une majorité semble plus préoccupée à engranger et accumuler prébendes et avantages matériels qu'à servir ceux au nom de qui ils siègent dans l'hémicycle du Bardo.
La marge de manoeuvre étriquée de Mehdi Jomaâ
Qui est responsable d'une telle déchéance? Sans aucun doute le pouvoir en place, celui-là même qui est par définition censé prendre les bonnes décisions, fixer les priorités, tracer les politiques et les appliquer.
Or, le pouvoir des islamistes a montré ses limites et révélé au grand jour l'incapacité des cabinets et de Hamadi Jebali et de Ali Larayedh à gouverner le pays. Leur manque d'expérience dans la gestion de l'administration et leur incompétence dans le domaine économique peuvent expliquer leur échec. Mais leur volonté délibérée de donner la priorité à l'idéologique aux dépens du service de l'Etat est certainement à l'origine de leur faillite.
Comment peut-on expliquer une augmentation du budget du ministère des Affaires religieuses de 35%, en ces temps d'austérité qui exigent que l'accent soit mis sur la recherche et l'innovation et non le spirituel?
Comment expliquer cette intervention (très tard dans la nuit) du chef du gouvernement en personne pour faire passer au forceps une loi sur les indemnisations des victimes de l'oppression, à un moment où il est quasiment impossible de trouver des sources de financement autres que la forte imposition des catégories les moins nanties?
Comment justifier l'intervention du rapporteur général de la Commission de rédaction de la constitution qui demande à intégrer l'augmentation des salaires des constituants dans la loi des finances?
Comment accepter l'hystérie et la vindicte des députés d'Ennahdha quand un constituant (de l'opposition) a suggéré de défalquer du budget de 2014 ce qui n'a pas été dépensé en 2013 par l'Assemblée nationale constituante (ANC)?
C'est justement ce genre de posture qui nous fait peur.
Que pourra alors faire le futur chef du gouvernement Mehdi Jomaâ (même s'il n'est pas le candidat du consensus) et son équipe pour redresser la barr? Aura-t-il les moyens avec une loi des finances votée à la va-vite et qui ne fait nullement l'unanimité de redresser un tant soit peu l'économie? Pourra-t-il organiser des élections libres sans se débarrasser des pions placés par Ennahdha dans tous les rouages de l'administration? Aura-t-il les coudées franches pour restaurer la sécurité?
C'est ce que nous ne pouvons que lui souhaiter pour qu'il puisse restaurer la sécurité et nous libérer de notre peur du présent et du lendemain?
* Universitaire.
* Universitaire.
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