Le bilan des deux gouvernements d'Ennahdha (Hamadi Jebali et Ali Larayedh) le a été en tous points calamiteux. Les Tunisiens ne devraient pas l'oublier quand ils seront appelés à aller aux urnes.
Par : Hechmi Trabelsi*
Un certain 23 octobre 2011, la démocratie naissante et balbutiante en Tunisie avait donné son verdict. Soit par conviction, soit par compassion, ou encore par un vote sanction contre l'ancien régime, plus d'un million de Tunisiens ont donné leurs voix aux islamistes d'Ennahdha et les ont portés au pouvoir, pensant peut-être que les anciens opprimés voudront montrer qu'ils avaient été injustement écartés et diabolisés. Et c'est ainsi qu'on a vu débarquer une nouvelle race de dirigeants.
Entre cette date et le 8 janvier 2013 (date de la démission du deuxième gouvernement Ennahdha), la Tunisie a vécu une période pendant laquelle ce parti a eu le pouvoir (presque) absolu. Je dis bien le gouvernement Ennahdha, car ses deux alliés (Congrès pour la république et Ettakatol) n'étaient que des comparses qu'on contentait en leur jetant un ou deux os, pardon, ministères (à ronger).
Les islamistes dans le piège du pouvoir
Ennahdha avait donc le pouvoir de mener à bien sa politique, de montrer que les longues années d'emprisonnement et d'exil de ses principaux dirigeants leur ont permis sinon de se former et s'aguerrir au combat civil qui les attendait du moins de mieux réfléchir sur le devenir de leur parti, d'essayer un tant soit peu de cerner la réalité sociologique et culturelle d'un pays qui les a occultés et qu'ils ont oublié pendant si longtemps.
Au lieu de cette démarche, après une victoire aussi inattendue qu'euphorisante, Ennahdha est tombé dans le piège du pouvoir. Déjà, pendant sa campagne, son programme électoral de 365 points, démagogique et populiste à souhait, irréalisable, a laissé entrevoir ses principales faiblesses et son entière incapacité à gérer un pays.
Le gouvernement Ennahdha a laissé prospérer les mouvements salafistes jihadistes.
Obnubilés par cette chance inespérée, ses dirigeants sont devenus arrogants, divisant le pays en «musulmans» et «mécréants», qualifiant leurs adversaires politiques de tous les noms (le fameux «zéro virgule» de Lotfi Zitoun), se comportant en terre conquise (le 6e califat de Hamadi Jebali et «l'islamisation» annoncée à cors et à cris par Ghannouchi).
Sans tenir compte de la réalité, et au nom d'une prétendue liberté d'opinion et d'expression, ils ont invité en grande pompe des prédicateurs et soi-disant docteurs de la religion qui sont venus en Tunisie monnayer leur «science» et apprendre à la Tunisie musulmane comment être musulmane, comment laver ses morts, comment exciser ses filles, comment supporter avec patience la pauvreté et le dénuement, comment les bons musulmans doivent obéissance et allégeance à leurs dirigeants, comment s'habiller, et j'en passe et des meilleures!
Un terrorisme organisé
Par leur passivité (certains diraient complicité), ils ont permis l'éclosion de mouvements religieux extrémistes, qui ne reconnaissent ni l'Etat ni ses symboles (drapeau et hymne national bafoués), reniant même le passé musulman de la Tunisie, vouant aux gémonies ses saints et walis d'inspiration soufi, dont ils n'hésiteront pas à détruire les mausolées et brûler les bibliothèques. Leur démesure ira crescendo, commençant par l'infâme occupation pendant des mois de la Faculté des Humanités de la Manouba, l'attaque de l'ambassade américaine, et culminant par les assassinats politiques. Sans oublier, bien sûr, le folklorique établissement d'un émirat islamique à Sejnane.
Les médias, les artistes, les femmes et les intellectuels deviennent la cible privilégiée (à un point tel que le Doyen de la Manouba est honteusement traîné devant la justice) de ces hordes d'ignares, fanatisées à l'extrême.
En fait, Ennahdha n'avait aucun projet, à part celui d'imposer sa vision du monde, une vision rétrograde, manichéenne, étriquée, faite d'interdits et de rigorisme, un «copier-coller» de l'islam wahabite réactionnaire, à des années lumière de la tradition tunisienne, faite de tolérance et d'ouverture.
Est-il donc étonnant que ces agissements, anodins au début, restés longtemps impunis, aient débouché sur un terrorisme organisé, touchant les biens et les personnes, visant en derniers recours les fondements de l'Etat, voire même l'existence de la nation?
Si Hamadi Jebali (à droite) a reconnu son échec, Ali Larayedh croit encore pouvoir afficher des "réalisations".
Se servir et servir les parents
Cette vision, doublée d'un esprit revanchard (comme si la société tunisienne était responsable des exactions que les islamistes ont subi sous Bourguiba et Ben Ali), s'est accompagnée d'une voracité sans pareille. A titre d'exemple, Moncef B. Salem, ministre de l'Enseignement supérieur, lui-même universitaire, se fait promouvoir au grade de Professeur de l'Enseignement supérieur par un jury qu'il a lui-même choisi, hors de sa spécialité, et (comble d'indécence!) s'octroie un rappel de quelques centaines de milliers de dinars. Avec la complaisante bénédiction du chef du gouvernement, Hamadi Jebali, qui a contresigné ce décret scélérat. Sous le fallacieux prétexte que s'il n'avait pas été arrêté pour ses activités politiques, il aurait été nommé professeur en 1987 et joui du salaire correspondant à son grade!
On dit même que Sadok Chourou, ce pieux chevalier, cet inflexible défenseur de l'islam orthodoxe, qui se veut gardien de la vertu, universitaire de son état, aurait lui aussi touché un bon pactole en guise d'indemnisation. Ainsi que son jumeau de frère, qui aura eu au moins la décence de se retirer de la politique.
Un bien triste bilan en vérité, tant sur le plan social que moral. Rien n'y échappe, surtout pas l'environnement qui se dégrade tous les jours à vue d'œil.
La règle de conduite générale adoptée par Ennahdha semble avoir été de rattraper le temps perdu, de se servir et de servir les parents, les copains et les coquins, pourvu qu'ils montrent leur allégeance au mouvement. Et de former des gouvernements pléthoriques, de plus de 80 ministres et conseillers! Et les nominations dans les cabinets ministériels et les postes de commande de pleuvoir! Et les désignations de responsables à la tête des sociétés étatiques et de l'administration de se succéder! A un point tel que l'on parle de pas moins de 6.000 nominations.
Cerise sur le gâteau: les députés islamistes imposent au gouvernement d'inclure dans la Loi de Finances 2014 un fonds d'indemnisation des victimes de l'oppression politique, depuis 1956 jusqu'à nos jours. Ce fonds, appelé Fonds de la Dignité, couterait d'après certains analystes la bagatelle d'un millier de milliards de nos millimes!
Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi: deux assassinats non encore élucidés.
Bilan négatif dans tous les domaines
Sur le plan économique, ni Hamadi Jebali, qui a eu la décence de reconnaitre que son gouvernement a failli à sa mission, ni Ali Larayedh qui, jusqu'au dernier moment, a refusé de reconnaitre son échec, n'ont réussi à redresser une situation calamiteuse générée par trois années de crise et d'agitation sociale. En fait, leur gestion a été tellement désastreuse que le bilan est négatif, dans tous les domaines. Qu'on en juge par les chiffres:
• toutes les agences de notation ont été unanimes à baisser la note souveraine de la Tunisie ;
• les institutions financières internationales (FMI et Banque Mondiale) rechignent de plus en plus à assister le gouvernement actuel;
• les prix des produits de base ont grimpé d'une façon vertigineuse, à tel point qu'une anecdote dit que la populaire «chakchouka» est devenue un plat de riches;
• l'inflation flirte avec les 6%;
• le déficit budgétaire est de 8%;
• le taux d'endettement atteint 50% du PIB;
• le déficit de la balance commerciale est de 5 milliards de dollars US et la couverture des importations est de 70,6% ;
• le chômage touche pas moins de 800.000 personnes, dont 250.000 de diplômés de l'université;
• Le dinar tunisien n'arrête pas de dégringoler, avec un recul de 9% en 10 mois par rapport au dollar et presque de 13% par rapport à l'euro.
Que peut faire Mehdi Jomaâ?
Un nouveau gouvernement se met actuellement en place. Quels que soient la compétence et le savoir-faire de ses membres, il ne pourra jamais rééquilibrer les comptes en quelques mois. Il aura certainement l'appui des institutions financières, fera renaitre une certaine confiance auprès des investisseurs locaux et étrangers. Il y aura certainement un léger frémissement au niveau des chiffres. A supposer, bien-sûr, qu'il y aura une certaine forme de paix sociale, même précaire, car il aura l'appui tacite de la centrale ouvrière qui l'a sinon adoubé, du moins permis son avènement. Mais il ne pourra résoudre les problèmes sociaux, ne fera pas reculer le chômage, ne résoudra pas l'épineux problème du développement déséquilibré des régions en si peu de temps.
Le legs est trop lourd à supporter et Mehdi Jomâa et son équipe s'échineront à éponger le passif avant de pouvoir récolter les quelques dividendes qui seront générés par une meilleure gestion.
Mais les peuples ont souvent la mémoire courte. Que la situation s'améliore un tant soit peu et la population, surtout les électeurs, oublieront malheureusement vite que le passage d'Ennahdha aura été en tous points calamiteux.
*Universitaire.
Articles du même auteur dans Kapitalis:
Trois ans après la révolution, de quoi les Tunisiens ont-il peur?
Assassinat de Mohamed Brahmi : De la responsabilité morale et politique d'Ennahdha
Ennahdha tirera-t-il la leçon de la 2e révolution égyptienne?