Face au caractère transnational des menaces projetées dans la région Sahelo-saharienne, la Tunisie devrait ouvrer à la mise en place d'une coopération régionale et internationale soutenue et convergente afin d'y apporter des réponses collectivement maîtrisées.
Par Mehdi Taje*
Longtemps, en tant que géopoliticien, j'ai attiré l'attention des autorités tunisiennes sur l'importance de notre flanc sud sahélien. Il m'a été constamment répondu que le Sahel était un espace éloigné, présentant peu d'intérêt sur les plans économiques et stratégiques et que l'Algérie et la Libye nous protégeaient des menaces qu'il pouvait projeter.
Ce postulat, bien évidemment erroné et traduisant une profonde méconnaissance de la géopolitique régionale, supposait que notre environnement demeurerait indéfiniment figé. A présent, l'histoire a repris ses droits. Le démenti est cinglant.
Dans un environnement régional et international en mouvement, le théâtre sahélien est au cœur des stratégies des grandes puissances mondiales et menace directement la sécurité nationale de la Tunisie. Il offre également de nombreuses opportunités qu'il convient d'être en mesure de saisir. Encore faut-il en prendre pleinement la mesure et s'atteler à construire une véritable stratégie intégrant le présent mais également le moyen terme. Sans vision de l'avenir, aucune décision éclairée n'est possible. Pire, c'est l'absence de décision qui pénalisera la Tunisie sur le long terme. Saisir les opportunités et contrer les menaces suppose une profonde connaissance stratégique de cet espace en reconfiguration. Toute erreur et toute approximation amplifieront nos lacunes et offriront autant d'opportunités à des acteurs concurrents soucieux de se positionner durablement au sein de cet espace.
Les lignes de fracture et de tension : la ceinture de feu sahélienne
L'océan sahélien, véritable polygone de crises, est travaillé par des lignes de fracture inscrites dans les profondeurs de l'histoire longue, qui continuent à produire leurs effets, et par des éléments plus récents amplifiant la vulnérabilité du champ. Cette interconnexion des crises est au cœur de la problématique sahélienne.
La plupart des États du Sahel – situés entre les latitudes 10° Nord et 20° Nord – sont caractérisés, dans leur architecture interne, par une fracture Nord-Sud qui traduit une opposition avant tout ethnique entre populations blanches, souvent arabisées, et populations noires. Ainsi, une véritable ligne de feu chargée d'histoire s'étendant de l'océan Atlantique à la mer Rouge brise en deux les Etats sahéliens. Au Mali, l'opposition fondamentale est celle des Blancs, Maures et Touaregs, et des ethnies africaines noires, les premiers dominant traditionnellement les populations du sud.
La décolonisation, en attribuant le pouvoir aux populations du sud, a abouti à une inversion des rapports de domination. La rébellion est depuis lors nordiste et touareg. La fracture Nord-Sud, ancrée dans l'histoire et à la base d'une profonde conscience ethnico-tribale, a retardé la formation consensuelle de l'État-nation légué par la décolonisation.
Les implications philosophiques de cette question sont lourdes de conséquences. Les Touaregs acceptaient-ils l'ordre post-colonial qui confère la suprématie des ethnies du Sud sur leur territoire? De véritables murs d'incompréhension, parfois d'hostilité, ont longtemps bloqué la voie d'édification d'une véritable appropriation nationale, indispensable à l'émergence de l'État-nation. C'est sur cette réalité ethno-politique que prospère l'extrémisme islamiste.
L'extrémisme islamiste a prospéré peofitant des dafaillances de l'Etat-nation.
Dans ce contexte, les représentations géopolitiques, c'est-à-dire les perceptions des acteurs, justes ou erronées, priment sur la réalité des faits: cela relève de la mémoire collective d'un peuple. En ce sens, l'occupation de la ville de Gao par les islamistes extrémistes réveillait parmi les populations noires le souvenir de la poussée musulmane venant du nord et surtout le démantèlement de l'empire Songhaï par le pacha Djouder au XVIe siècle en provenance du Maroc.
Tant que cette problématique de fond ne sera pas posée de manière claire, sans dérobade, aucune solution durable à la stabilité de l'océan sahélien, et en particulier à la crise malienne, ne sera envisageable.
Nous pouvons citer d'autres facteurs: l'opposition centre-périphérie et l'impact du colonialisme. La colonisation n'a fait qu'instrumentaliser les rivalités entre les différentes ethnies et les peurs des plus vulnérables qui cherchaient à échapper à la pratique de la traite et aux razzias, afin d'ancrer et de consolider son emprise.
Lors de la décolonisation, les antagonismes, les rivalités et les haines «en sommeil» émergent, plongeant le théâtre sahélien dans des guerres civiles ou des conflits dits internes. Les événements d'aujourd'hui en sont la conséquence directe car les nordistes ne s'assimilent pas aux Etats post-coloniaux tels qu'ils ont fonctionné depuis cinquante ans. Ils ne peuvent endosser indéfiniment la domination des populations du sud consacrée par la décolonisation.
Comme le souligne Hervé Juvin, «prenez l'exemple de la lettre que le chef des bambaras adresse au lieutenant-colonel Gallieni vers 1865 pour lui demander de protéger son peuple des attaques des Touaregs: vous avez très exactement le schéma de l'intervention française au Mali aujourd'hui!».
Le fondamentalisme islamique n'est donc pas la cause du séisme sahélien, mais la simple surinfection d'une plaie ne pouvant être refermée que par le retour à un équilibre ethnique estimé équitable. La lutte contre le terrorisme en Tunisie et au Maghreb ne peut ignorer cette réalité sous peine de se fourvoyer.
A ces facteurs historiques s'ajoutent de nouveaux facteurs déstabilisateurs: la défaillance politique et économique des États sahéliens, incapables d'assumer les attributs de la souveraineté sur l'ensemble de leur territoire; la spéculation islamiste par des forces obscures qui sont loin de toute foi religieuse, encore plus de l'islam; l'instrumentalisation des référents identitaires, ethniques et religieux, les sécheresses et les famines; la pauvreté, la précarité économique et sociale et le manque de perspective d'avenir pour de nombreux jeunes désœuvrés; l'effondrement des systèmes éducatifs, la forte croissance démographique (en 2040, la population sahélienne devrait doubler pour atteindre 150 millions d'habitants); la montée en puissance des trafics en tous genres, notamment du trafic de drogue en provenance d'Amérique Latine; la prolifération d'armes légères alimentant les conflits, le terrorisme incarné essentiellement par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), la généralisation de la corruption et du népotisme, les rivalités et tensions entre États sahéliens, les ingérences des puissances extérieures instrumentalisant les facteurs de tension afin de mieux contrôler les richesses avérées et potentielles (pétrole, gaz, uranium, fer, or, cuivre, étain, bauxite, phosphate, manganèse, terres rares, etc.), les vulnérabilités environnementales attisant les tensions entre sédentaires et nomades, enfin les effets induits de la guerre en Libye.
Le Sahel africain concentre tout un système de conflits qui, à la moindre étincelle, éclatent en chaîne.
Passé et présent interagissent et restructurent Maghreb-Sahel-Afrique de l'Ouest selon de nouvelles lignes de force. Nul doute que la Tunisie sera directement impactée.
Aujourd'hui, le Sahel est caractérisé par des logiques de chaos : des espaces d'anomies émergent, risquant d'engendrer une déstabilisation durable de l'océan sahélien, mais aussi, par effet induit, du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. Le Sahel africain concentre tout un système de conflits qui, à la moindre étincelle, éclatent en chaîne. La révolte touareg au Nord Mali a constitué le point de rupture. La réponse militaire pourrait réduire pour un temps la rébellion, mais le règlement politique et la stabilisation de la région requièrent des réponses plus larges et à plusieurs niveaux.
Sahel-Maghreb-Tunisie: même destin face aux défis sécuritaires?
Maghreb et Sahel forment des espaces conjugués avec des développements coordonnés inhérents à leur histoire et à leur géographie communes, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Plus globalement, Méditerranée, Maghreb et Sahel constituent une même matrice travaillée par des forces et des logiques communes: la sécurité de l'un est étroitement liée à la sécurité des autres et réciproquement. C'est ainsi que «la Méditerranée connaît aujourd'hui une vraie question nord-africaine connectée étroitement à une vraie question sahélienne»(1).
Une concertation permanente s'impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l'avenir de la scène sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin! En effet, les pays maghrébins, en transition démocratique ou en phase pré-révolutionnaire, s'exposent aux diverses menaces projetées par le vide sécuritaire caractérisant le flanc sud sahélien amplifié par l'insécurité libyenne. La dynamique est ascendante, orientée sud-nord. L'exacerbation des tensions tribales et religieuses sur fond de rivalités régionales et d'ingérences étrangères présente le risque d'une longue période d'incertitude et d'instabilité. Terrorisme, trafics en tous genres, migrations, dissémination des armes lourdes et légères, implosion conflictuelle et ingérences étrangères pèsent directement sur la sécurité nationale tunisienne.
D'un autre côté, les initiatives et positions divergentes des uns et des autres ternissent l'image d'un Maghreb désuni et distant de ses obligations stratégiques communes. L'Algérie, le Maroc, et antérieurement la Libye, développent des dispositifs diplomatiques, militaires et secrets obéissant à des calculs de neutralisation de l'autre.
A ce titre, sur fond de crise du Sahara occidental, Rabat se repositionne activement sur la scène sahélienne soulignant les limites et les contradictions de la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme. Le Maroc, en apportant notamment son soutien au MNLA(2), conteste ainsi l'hégémonie algérienne sur son flanc sud. Les rivalités sont vives, l'enjeu étant de s'assurer le leadership sur un Sahel tourmenté et vulnérable, mais offrant de multiples opportunités. Se positionner en médiateur incontournable est l'un des moyens pour les deux rivaux de consolider leur influence au détriment de l'autre. Tous en conviennent pourtant : l'édification du «Grand Maghreb» est une nécessité régionale et un impératif dans le contexte de la mondialisation et de la multiplication des initiatives d'intégration dans le monde. L'affirmation d'un Grand Maghreb comblerait surtout un vide stratégique tout en forçant une plus grande responsabilité internationale dans le présent et l'avenir de la zone Maghreb – Sahel.
Parallèlement, la Libye s'érige en foyer terroriste doublé d'un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel, notamment la Tunisie voisine. Suite à l'opération Serval, les unités armées se sont regroupées - opérant un repli tactique - dans le sud libyen livré à l'anarchie. La problématique terroriste n'a été que déplacée, ouvrant la voie à une restructuration de la région pour une longue période d'instabilité. En effet, les groupes terroristes et mafieux bénéficient d'appuis au sein de la hiérarchie libyenne débordée, laquelle peine à affirmer son autorité sur les vastes étendues du sud. Le désert libyen est livré au chaos et à la loi de milices en rivalité pour le contrôle des armes et des trafics. En effet, outre les jihadistes du nord du Mali, repliés vers le sud libyen, l'attaque d'In Amenas a révélé l'existence de connexions avec des groupes essentiellement composés de vétérans du Groupe islamique combattant libyen (GICL) enracinés en Cyrénaïque. Par ailleurs, de nombreuses sources révèlent la multiplication de camps d'entraînement disséminés entre Derna, au Nord, et le grand sud. Ce couloir constitue l'un des axes empruntés par les trafics pour rejoindre les rivages européens, notamment italiens.
Plus précisément, l'opération Serval a provoqué une réorientation du trafic de drogue en provenance d'Amérique Latine, suivant un axe Nigéria-Niger-Libye, évitant le Mali étroitement surveillé. Comme le souligne Bernard Lugan, «à partir du nord du Nigéria avec Boko Haram jusqu'à Benghazi et Derna, tout le trafic, dont celui de la drogue et celui des migrants, est désormais contrôlé par les islamistes». Les attaques menées depuis la Libye contre une garnison nigérienne à Agadez et contre un site d'Areva à Arlit, le 23 mai 2013, sont révélatrices de ce redéploiement. La Libye s'érige ainsi en épicentre de la menace terroriste et criminelle.
Du reste, la polarisation Sahel-Libye donne de la résonance aux forces centrifuges travaillant l'Etat libyen. La Cyrénaïque, riche de ses ressources énergétiques, pourrait basculer vers l'Égypte, ouvrant une brèche dans la géopolitique régionale. Le 6 mars 2012, Ahmed Zubair Senoussi fut élu émir par les chefs des tribus de Cyrénaïque, acte politique signifiant la progression de l'option fédérale.
Initialement motivés par des revendications d'ordre pécuniaires, les blocages successifs de la production pétrolière résultent en réalité de conflits entre tribus sur fond d'enjeux autonomistes et séparatistes. A ce jour, les pertes pour l'Etat libyen sont estimées à 13 milliards de dollars. Tripoli, à l'image du Kurdistan en Irak, craint de perdre le contrôle des réserves pétrolières de Cyrénaïque si la région penchait pour l'option fédérale ou autonomiste.
Parallèlement, les puits pétroliers ont créé de nouvelles territorialités tribales nourrissant les convoitises et les divisions ancrées dans l'histoire et gelées durant la période Kadhafi. Ni le Conseil national de transition ni les gouvernements en place avant et après les élections législatives du 7 juillet 2012 n'ont pu surmonter ces forces déstructurantes qui ressurgissent du fond de l'histoire libyenne.
Le drame libyen n'est pas terminé. Aujourd'hui, à l'image de l'Irak, la Libye, scindée en trois entités elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son unité. L'enlèvement du premier ministre libyen, Ali Zeidan, le 10 octobre 2013 – par des milices contestant la capture le 5 octobre 2013 par un commando américain des forces Delta du terroriste Abou Anas Al-Libi à Tripoli – et les combats à l'arme lourde le 15 novembre 2013 dans la capitale – opposant principalement les milices de Misrata, de Tripoli et de Zentan – traduisent la déliquescence de l'Etat libyen. L'exacerbation des tensions et des conflits entre milices visant à s'assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance des islamistes radicaux menace durablement l'unité de la Libye et la stabilité régionale.
Le système de conflit sahélien
Cette situation pèse directement sur la sécurité de la Tunisie, mais également de l'Algérie, du Niger et du Tchad. L'avenir de la Libye, proche des foyers de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l'espace toubou, le fondamentalisme islamiste de Boko Haram et l'Egypte, est au cœur de l'équation sahélo-maghrébine. Dans l'éventualité d'une insurrection jihadiste en Egypte, le sud-ouest du pays pourrait constituer un nouveau foyer d'instabilité dans le prolongement du sud libyen vers le Tchad, la République centrafricaine (RCA) et le Nigéria. La contagion n'est qu'une question de temps, l'insécurité s'étant d'ores et déjà propagée dans la région tchado-nigériane à la faveur d'un continuum ethno-religieux transfrontalier favorable. Le Niger est en alerte. Enfin, l'effondrement de la RCA en voie de somalisation sur fond de conflits ethniques et l'instrumentalisation nouvelle du fait religieux opposant chrétiens et musulmans élargit l'espace de crise et nourrit les facteurs de tension. Une vaste zone grise prendrait ainsi forme reliant horizontalement l'océan Atlantique à l'Egypte et au Soudan et, verticalement, l'Afrique du Nord à l'Afrique de l'Ouest.
Le pétrole libyen attise toutes les convoitises.
En ce sens, la stabilisation de l'espace sahélien ne pourra être effective qu'au prix de la neutralisation du foyer terroriste dans le sud libyen irradiant vers l'ensemble des pays voisins.
Certaines sources évoquent d'ores et déjà l'utilisation par les Etats-Unis et d'autres puissances du territoire tunisien comme base arrière pour mener une opération militaire en Libye donnant ainsi du crédit à l'existence d'une base secrète américaine dans le sud du pays et exposant la Tunisie au risque de représailles de la part de jihadistes percevant une nouvelle agression contre une terre de l'islam. Cette hypothèse prend un relief particulier lorsque le Premier ministre libyen, condamnant la détérioration de la situation sécuritaire dans le pays, évoque la possibilité d'une intervention étrangère risquant d'ouvrir la voie à une nouvelle colonisation de la Libye. En l'occurrence, des forces spéciales américaines et des commandos algériens apportent leur appui aux forces libyennes pour lutter contre le terrorisme. Enfin, en écho aux propos tenus par le CEMA(3) français Edouard Guillaud devant les membres de l'association des journalistes de défense, le ministre nigérien de l'Intérieur appelait le 5 février 2014 les Etats-Unis et la France à intervenir dans le sud libyen. La boucle serait ainsi bouclée: l'intervention de l'OTAN en Libye sans tenir compte de l'après conflit et du changement de régime s'est traduite par la crise malienne engendrant elle-même un effet de souffle déstabilisant toute la scène sahélienne, situation propice à la justification d'une pénétration des puissances occidentales au détriment des puissances rivales (Russie, Chine, Inde, Turquie, Pays du Golfe, etc.) sur fond de lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
Un nouveau « Grand jeu » au Sahel
Progressivement, se dessine au Sahel un nouveau «Grand jeu» fait de manœuvres subversives et de manipulations où la duplicité et les stratégies de l'ombre sont la règle. Les développements inhérents aux bouleversements actuels ne s'arrêtent pas au seul Mali. L'appui du Qatar aux groupes islamistes témoigne d'un prolongement de la stratégie ayant déjà ciblé la Libye et la Syrie. La finalité de cette stratégie est de pousser jusqu'à son terme la logique politique du printemps arabe sur fond d'exploitation des richesses naturelles régionales.
Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante de la zone afin d'asseoir leur contrôle et d'évincer les puissances rivales (Chine, Russie, Inde, Brésil, Turquie, Iran, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l'émergence d'une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses du Sahel. En outre, se positionner militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l'océan Atlantique à la mer Rouge offre la double faculté de peser sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest.
Plus précisément, fournisseur prépondérant d'énergie à l'horizon 2030, le Sahel suscite des rivalités pour le contrôle des gisements (lieux de production), enjeu majeur, mais également des itinéraires d'évacuation dessinant jour après jour une nouvelle géopolitique des tubes. Une superposition de la carte des conflits et des ressources est édifiante.
Deux projets assortis de dispositifs diplomatiques et militaires s'affrontent sur fond d'enjeux énergétiques au sein du couloir sahélien : un projet chinois visant à désenclaver les richesses pétrolières et minérales du Sahel à travers Port Soudan vers la mer Rouge suivant un axe horizontal depuis la Mauritanie (dans ce cadre s'inscrit la volonté de connecter le pétrole nigérien au pétrole tchadien), et un projet occidental visant à désenclaver les richesses à travers le Golfe de Guinée.
Ce double tropisme pourrait être bouleversé par la puissance établissant son influence en Libye : la jonction entre les ressources libyennes et sahéliennes (éventuelle prolongation du Green Stream reliant la Libye à la Sicile vers l'oléoduc Doba Kribi désenclavant le pétrole tchadien vers le Golfe de Guinée), pourrait également aboutir, à travers le point d'appui libyen, à la création d'une ouverture sur la Méditerranée.
Enfin, selon des lignes historiques, nous assistons à une nouvelle poussée de l'islam radical s'opposant à la domination occidentale dans la droite ligne des anciens empires musulmans du XIXe siècle tels que l'empire Toucouleur ou l'empire de Sokoto. Ainsi, derrière l'émergence de certains groupes terroristes se cacherait la volonté de certaines puissances musulmanes de favoriser la reconstruction des anciens Etats historiques pré-coloniaux dominés par l'islam.
Cette expansion de l'islam jihadiste en Afrique et au Sahel s'inscrit dans le cadre d'une compétition confuse où se mêlent tout autant la volonté de fortifier la foi islamique, l'intention charitable et des calculs de rivalité et d'hégémonie propres à la sphère des Etats islamiques. Plus précisément, les pays du Golfe et le Pakistan poursuivent un double objectif :
• contrer l'influence croissante de la puissance chiite iranienne rivale s'appuyant sur une importante diaspora, notamment libanaise;
• s'opposer à la pénétration des Occidentaux et relativiser la percée des thèses véhiculées par les évangélistes dans la région.
Du fait de ces interférences, la communauté islamique africaine est devenue un terreau du jihad et est entrée avec fracas sur la scène politique, contribuant à déstabiliser les Etats et les sociétés islamiques traditionnelles.
En ce sens, superposer une carte des richesses, de la pénétration du wahhabisme et des foyers de tensions est riche d'enseignements.
Quel destin ?
Les Etats sahéliens, à l'égal de la Libye, doivent consolider l'Etat central, développer l'économie et promouvoir une sécurité collective. Le pacte post-colonial a épuisé ses vertus. Un nouveau Sahel se cherche et il convient de favoriser cette nouvelle réalité au moyen d'un règlement politique fondé sur le consensus et non sur la force. Sur cette base, il convient de consolider les Etats dans la mesure où une plus grande balkanisation multipliant des Etats fantoches incapables d'assumer leurs obligations de souveraineté ne ferait que perpétuer le désordre régional. En contrepartie, les Etats doivent admettre une large autonomie au bénéfice des communautés qui sont autant de composantes de l'Etat. Moyennant des aménagements tenant compte des spécificités de chacun, la solution marocaine pour le Sahara occidental pourrait s'étendre au Nord du Mali au profit des communautés enracinées dans le territoire.
Le détricotage de la région ne serait profitable à personne sur le long terme. Séparatismes touareg, sahraoui et autres ne sont qu'une manifestation de la crise de l'ordre post colonial qui a atteint ses limites. L'Afrique doit former un concept de règlement constitutionnel à l'échelle africaine: reconnaitre l'autonomie de ces provinces dans le cadre de la souveraineté nationale. Or, jusqu'à présent, le continent reste captif d'un concept déphasé, celui de l'Etat national centralisé niant la réalité historique des nations pré-coloniales. Il incombe impérativement à l'Union africaine d'encadrer cette évolution et de favoriser l'émergence d'un consensus sur cette problématique. Faute de quoi, c'est la voie ouverte, à travers la militarisation croissante et l'ingérence étrangère, à une recolonisation ne disant pas son nom.
La Tunisie, compte tenu de sa position géographique, de son expérience en matière de développement économique et social, et de ses liens historiques avec cet espace, pourrait contribuer au développement économique et à la stabilité de la région à travers des programmes communs (essentiellement en termes de ressources humaines et de services). A titre non exhaustif :
• La Tunisie pourrait œuvrer à favoriser une réelle coordination du renseignement à l'échelle maghrébine et sahélienne, afin de faire face à la menace transnationale. L'espace sahélien, certes travaillé par des rivalités intestines, possède un fort potentiel de corrélation, de complémentarité et d'intégration. Sur cette base, à l'image du Dialogue 5+5 établi en Méditerranée occidentale, et compte tenu de l'interdépendance accrue entre le Maghreb et le Sahel, la Tunisie pourrait œuvrer à la mise en place d'un 5+5 associant les cinq pays du Maghreb et le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Sénégal. Un continuum sécuritaire serait ainsi établi entre les deux espaces en miroir que sont la Méditerranée occidentale et l'océan sahélien;
• Compte tenu de l'intensification des concertations à l'échelle régionale (voisinage stratégique), la Tunisie devrait, en tant que puissance d'équilibre, présenter une stratégie de lutte contre le terrorisme qui ne soit pas limitée au volet sécuritaire et militaire. En ce sens, Tunis pourrait piloter une réflexion impliquant l'ensemble des acteurs autour d'une thématique centrale :les composantes de la sécurité humaine et globale au Sahel. Cette position peut être valorisée par la Tunisie à l'égard de la stratégie occidentale en se présentant comme le relais potentiel de cette nouvelle notion. Par ailleurs, cette orientation pourrait permettre à la Tunisie, en présentant des pistes de coopération en cette matière, d'identifier les jalons d'une politique plus volontariste à l'égard des chefs d'Etat des pays du Sahel;
• Valoriser son rôle dans la stratégie sécuritaire européenne et américaine à l'égard du champ sahélien: gain en termes d'image à travers des axes de coopération triangulaire (Occident- Maghreb-Sahel);
• L'espace sahélien ne doit pas être livré aux initiatives individuelles de tel ou tel pays que ce soit la Libye, l'Algérie, la France ou les USA qui ne manqueraient pas d'instrumentaliser leur engagement au service de leurs intérêts stratégiques propres. La Tunisie, compte tenu de son image très positive dénuée de toute suspicion, gagne à faire prévaloir une démarche multilatérale et des institutions multilatérales auto-centrées (le commandement doit incomber aux pays du Sahel). En effet, le caractère transnational des menaces projetées place le théâtre sahélien «comme partie intégrante d'un champ de confrontation globale» et dicte la mise en place d'une coopération régionale et internationale soutenue et convergente afin de produire des réponses proportionnées et collectivement maîtrisées.
La Tunisie a les moyens de se donner une nouvelle destinée au Sahel.
* Géopoliticien, spécialiste des méthodologies de la prospective, directeur de Global Prospect Intelligence.
Illustration: Les dessous des cartes (Arte).
Notes :
1- Jean Dufourcq, « L'enjeu méditerranéen », septembre 2012.
2- Le roi Mohamed VI a reçu le 31 janvier 2014 le Secrétaire Général du MNLA au palais royal de Marrakech.
3- Chef d'Etat-major des armées.