L'INT n'a jamais régulé le secteur des télécommunications. En cherchant à satisfaire tout le monde, elle s'est trouvée dos-au-mur dans un secteur à vau l'eau.
Par Abbas Ben Jbar
L'ouverture à la concurrence réalisée dans le secteur des télécommunications tunisien depuis 2001 s'est traduite par une profonde mutation du rôle de la puissance publique en matière de surveillance et de protection des intérêts en présence. Si, auparavant, le monopole que s'étaient arrogé les pouvoirs publics était censé leur permettre de veiller au bon fonctionnement du marché, la suppression de ce monopole, sous l'impulsion des instances communautaires, ne pouvait dès lors se concevoir que moyennant la mise en place, en contrepartie, de garde fous, destinés à garantir que l'ensemble des intervenants sur le marché (opérateur historique, nouveaux entrants, consommateurs...) ne soient pas lésés par la libéralisation de cet ensemble disparate de garde-fous et généralement saisi dans un même mouvement par le concept de «régulation».
Un garde-fou, dites-vous?
En somme, ce que le monopole public prétendant réaliser, directement, la régulation est censé y parvenir par d'autres voies, plus subtiles et qui attestent la part non négligeable que continue de prendre la puissance publique à l'évolution du domaine des télécommunications.
L'Instance nationale des télécommunications (INT), régulateur tunisien du secteur des télécommunications, a été créée par l'article 63 du Code des télécommunications, modifié et complété à trois reprises. Une première fois par la loi 46 du 7 mai 2002, une seconde fois par loi 2008-1 du 8 janvier 2008 et, tout récemment, par la loi 2013-10 du 12 avril 2013. Cette instance a-t-elle rempli pour autant son rôle de garde-fou, se hissant à la hauteur des attentes des différents intervenants dans le secteur dont la charge de réguler lui incombe?
Hâtons nous de dire que 13 ans après sa création, l'INT demeure inconnue et méconnue.
Inconnue, d'abord, de par son mutisme, sa non-communication et sa persistance à cultiver le flou.
Durant toutes ces années, l'INT est restée en marge de toutes les grandes mutations qu'a connues le secteur des télécommunications en Tunisie. Se barricadant derrière les maitres du ministère des Technologies de l'Information et de la Communication, et ratant toutes les occasions de rayonner sur un secteur dont le législateur lui a confié, certes sans grande conviction, la charge de tracer la stratégie de développement.
Ce n'est certainement pas un choix délibéré, mais la résultante logique de la dépendance d'un organisme censé jouir, au vu de son organisation administrative et financière telle que définie par le décret N°2003-922 du 21 avril 2003, d'une indépendance structurelle et financière sans faille.
Dépendance et partialité
Dépendante par le choix des personnes qui président à ses destinées. En effet, tous les présidents de l'INT, à l'exception de Kamel Ayadi, sont passés par l'opérateur historique Tunisie Telecom dont l'Etat possède 65% du capital. Certains d'entre eux ont même fait un aller-retour entre la présidence du régulateur et la direction général dudit opérateur. Une telle situation donnera une idée claire sur le degré d'indépendance et d'impartialité de l'INT.
Pire encore, le collège de l'Instance censé être composé, à la lecture de l'article 64 du Code des télécommunications, de compétences dans les domaines techniques, économiques ou juridiques afférents aux télécommunications, se voit imposer un représentant du ministère de l'Intérieur et un autre du ministère de la Défense nationale, à l'image des conseils d'administration des entreprises soumises à la tutelle du ministère chargé des télécommunications.
Une telle composition de l'organe central de l'INT dénote le degré de dépendance d'un organisme appelé à traiter tous les opérateurs sur un même pied d'égalité et encourager les nouveaux entrants par la promotion d'une concurrence saine et loyale.
Aucune conférence de presse n'a été organisée depuis 13 ans, aucun intérêt n'a été accordé au consommateur, livré à lui même face à de colossales entreprises épaulées par de grands experts.
L'INT, à titre d'exemple, n'a jamais pris l'initiative d'informer les utilisateurs du fait que la tarification de la minute de communication téléphonique est segmentée en quatre paliers de quinze secondes.
Notre régulateur est resté muet devant le danger de la distribution anarchique des cartes SIM. La majorité des consommateurs se flattent de la possibilité qui leur est accordée de changer fréquemment de numéro, sans se soucier du danger qui peut leur causer l'utilisation par une tierce personne malveillante d'une «puce» égarée ou délaissée par négligence.
Consommateur, le grand oublié
L'INT ne se soucie aucunement de ceux qui payent les redevances qui lui sont reversées par les opérateurs, pour disposer d'un budget annuel avoisinant les 7 millions de dinars dépensé sans contrôle de la part de la Cour des Comptes, qui ne connait pas, elle aussi, l'existence de l'INT, puisque celle-ci n'a jamais fait, depuis sa création en 2001, l'objet d'une quelconque supervision ou contrôle de la part de la Cour des Comptes comme l'exige le décret relatif à son organisation administrative et financière de régulateur.
La dernière preuve de l'irrespect par notre régulateur du droit de tout citoyen à l'information nous vient de la publication sur son site web, en février 2014, des rapports annuels d'activités de l'INT de 2011 et 2012, c'est-à-dire avec un retard de 3 ans, alors que cet organisme n'a connu après la révolution aucune grève et aucun mouvement de contestation.
Méconnue, l'INT n'a jamais fait l'unanimité autour d'elle. Censée réguler le secteur des télécommunications, elle s'est fixée, et dès le départ, comme tâche de régler les affaires des opérateurs, sans stratégie ni ligne de conduite.
Malgré l'effort que nous avons déployé, nous ne sommes pas arrivés à dénicher la moindre note ou mémoire se rapportant à un quelconque projet ou stratégie arrêtés par l'INT pour développer le secteur ou améliorer la qualité des services fournis aux utilisateurs qui continuent de souffrir en silence de la dégradation presque constante de la qualité des réseaux et de leur congestion, surtout pendant les périodes de fête.
On est autorisé à se demander, à ce propos, à quoi servirait le sondage sur la qualité de service auquel notre régulateur a réservé une fenêtre sur son site web, et qui indique clairement que 65% de ceux qui y ont participé considèrent que la qualité des services est très mauvaise.
Le service universel, cheval de bataille de tout régulateur qui se respecte, n'a jamais joui de l'attention de l'INT. Il a fallu attendre le 30 décembre 2013 pour que l'arrêté fixant la liste des services universels soit publié, alors que l'article 11 du Code des télécommunications promulgué depuis 2001 prévoyait l'obligation de la fixation d'une telle liste. Treize ans pour fixer la liste des services universels, combien faudrait-il encore de temps pour que le pauvre citoyen puisse en profiter.
Les vrais dossiers à la traîne
Les grands dossiers tel que le dégroupage de la boucle locale, le bitstream, la portabilité des numéros, la concurrence, les offres de gros, les offres de détail sont tous traités d'une façon disparate et sans vision globale, alors qu'ils sont interdépendants.
Le dégroupage de la boucle locale, objet d'une récente campagne de presse, annonçant l'acceptation par l'opérateur historique du principe de dégrouper sa boucle locale, est considéré par les spécialistes comme largement dépassé et n'ayant aucune plus-value. D'autant plus que la première décision prise par l'INT à ce sujet, fixant les éléments relatifs à l'accès à la boucle locale, remonte au 24 avril 2009.
D'un autre côté, le dégroupage est voué nécessairement à l'échec pour deux raisons. La première a trait à l'absence du rééquilibrage tarifaire auquel l'opérateur historique aurait dû être soumis avant l'ouverture du secteur des télécommunications à la concurrence; la seconde est la résultante de la première et qui concerne les tarifs de gros approuvés par l'INT et qui sont curieusement plus élevés que les tarifs de détail pratiqués par Tunisie Telecom, ce qui rend toute concurrence quasi impossible.
L'offre bitstream de Tunisie Telecom, amendée par l'INT avant son approbation, a été bloquée depuis 2011 par l'appel introduit par l'opérateur historique et il a fallu attendre 2013 pour voir la cour d'appel donner gain de cause à l'INT qui, comme d'habitude, fait la sourde oreille à cette décision judiciaire et ne la publie pas, perdant ainsi encore du temps pour approuver une nouvelle offre qui risque d'être stoppée, elle aussi.
Les offres de détail de la téléphonie mobile, constituent par contre l'activité principale de notre régulateur, qui, en focalisant tous ses efforts sur ce segment, donne la preuve irréfutable de son échec dans sa besogne. En effet, il est communément admis que la bonne régulation des marchés de gros est, à elle seule, suffisante pour que les marchés de détail se développent dans un climat concurrentiel saint, encourageant les opérateurs à diversifier leurs offres et à fructifier leurs investissements qui auront des effets bénéfiques sur la croissance économique du pays et l'employabilité des entreprises concernées.
De litige en litige
Malheureusement, l'INT, voulant emboiter le pas à des régulateurs réputés, s'est érigée en législateur dictant des lignes directrices souvent modifiées car élaborées à la hâte et sans vision futuriste, pour soi-disant réguler les offres commerciales de détail. Conséquences : ces lignes ont constitué un véritable frein à la capacité innovatrice des opérateurs et réduit, par-là, leurs revenus et stoppé leur capacité d'embaucher les jeunes compétences tunisiennes.
Ces lignes directrices ont été élaborées au mépris de la convergence des services de télécommunications, tout en n'ayant pas les ressources humaines suffisantes en qualité et en nombre pour contrôler des offres commerciales souvent ficelées par des économistes de renommée internationale. On se demande si les 3 jeunes cadres de l'INT, à qui on a confié la lourde tâche d'étudier ces offres et décider si elles sont bonnes pour le marché, ont l'expertise requise et les moyens adéquats pour mener à bien leur travail combien précieux.
Cette démarche n'a eu pour effet que d'augmenter le nombre des litiges et envenimer les rapports inter opérateurs. Des litiges résolus dans la majorité des cas d'une façon anachronique et suivant une procédure opaque.
Confier tous les litiges à un seul rapporteur qui a la charge d'instruire toutes les requêtes introduites devant l'INT et élaborer un rapport d'instruction contenant normalement les données nécessaires pour éclairer le collège appelé à statuer sur le litige, est une simple perte de temps.
En effet il est pratiquement impossible pour une seule personne livrée à elle-même d'instruire des litiges mettant en général en jeu des intérêts économiques colossaux. La preuve, l'unique rapporteur de l'INT n'a jamais quitté son bureau, alors qu'il jouit de pouvoirs aussi importants que ceux d'un juge d'instruction. Il n'a jamais fait de tentative de conciliation, rien que du jonglage avec les théories juridiques qui n'apportent rien aux parties aux litiges.
Mais où est le rapporteur général dans tout ça? Un rapporteur général pour «assurer la coordination, le suivi et la supervision des travaux» de l'unique rapporteur. Une véritable aberration, car voilà un ingénieur au CERT ramené par le troisième président de l'INT et nommé rapporteur général, jouissant des avantages d'un directeur général... pour ne rien faire.
L'INT n'a jamais régulé le secteur des télécommunications. Elle a cherché à satisfaire tout le monde pour se trouver dos-au-mur avec un secteur à l'agonie et à la traine des pays similaires à la Tunisie.
Il est temps de regarder de très près du côté de cet organisme qui coûte très cher à la communauté nationale.