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La séance plénière du vendredi 9 mai à l’Assemblée s’est transformée en une tragi-comédie de mauvais goût en deux actes.

Par Selma Mabrouk*

 

Cette séance portant sur la double motion de censure contre les deux ministres de la Sûreté, Ridha Sfar, et du Tourisme, Amel Karboul a été retransmise en direct à la télévision nationale, le huis-clos ayant été refusé par les signataires des pétitions, bien préparés qu’ils étaient à «en faire des tonnes» pour tenter de charmer quelques éventuels électeurs égarés.

Le premier acte, interprété avec un certain zèle par des acteurs plus ou moins inspirés, a vu défiler des «vérités» plus ou moins fantasques et a enfoncé bien des portes ouvertes sur le drame des territoires occupés.

Le cirque des antisionistes

Chacun y est allé avec ferveur pour clamer son refus de normalisation avec l’occupant, en prenant bien entendu pour cible les deux ministres, présentés par certains quasiment comme des agents sionistes révélés au grand jour par une malheureuse signature sur une autorisation de passage des frontières accordées à quelques dizaines de ressortissants de l’Etat apartheid.

Il va sans dire que cet écart est regrettable. Mais l’exploitation éhontée du drame palestinien à des fins bien moins avouables (qui se résument en fait à la volonté de sanctionner le ministre chargé de la sécurité qui réalise des avancées sur certains dossiers «gênants») est encore plus regrettable et a rendu les plaidoyers grotesques, ressassant à n’en plus finir la schizophrénie des nations arabes vis-à-vis de ce dossier vieux de soixante ans: huer la normalisation des relations avec l’entité sioniste, pour mieux enfreindre cet interdit à l’abri des regards.

Pour couronner le tout, un député se pliant à la surenchère, a même qualifié Bourguiba de pro-sioniste, éloignant ainsi encore plus cette assemblée de son rôle de «guide», dans cette période délicate, et dévoilant des élus orphelins de leur propre Histoire.

Une seule intervention a rendu à ce thème sa noblesse et sa grandeur. C’est celle d’Ahmed Brahim, secrétaire général d’El-Massar, dont les députés n’avaient bien entendu pas signé la convocation des deux ministres. Il a recadré la cause palestinienne et a appelé à de véritables actions de soutien au peuple emprisonné à ciel ouvert, loin des slogans dévitalisés habituels.

Le deuxième acte, joué avec une parfaite synchronisation entre les députés d’Ennahdha, Al-Jomhoury, l’Alliance, le CpR et Ettakatol, a offert encore une fois au téléspectateur l’occasion d’assister en direct à un chaos général bien orchestré par le président de l’Assemblée.

En digne représentant suprême de «la plus haute autorité de l’Etat», celui-ci a piétiné sans scrupules le règlement intérieur de l’Assemblée pour sauver la face de ses alliés en déroute.

En effet, la demande de motion de censure devait bénéficier d’au moins 129 voix pour être adoptée (un amendement de l’organisation des pouvoirs publics, issu de la feuille de route du dialogue national, devant protéger le nouveau gouvernement des tiraillements «politiques», avait fait passer la majorité requise pour une motion de censure de 50%+1 aux 3/5).

Il se trouve que malgré leurs invectives et/ou diatribes enflammées, les 81 députés demandeurs ont senti «le vent tourner» en faveur des ministres et pressenti le ridicule d’une sanction votée en définitive par une petite trentaine d’«irréductibles».

Les motions de censures refusées au vote donnant 3 mois «d’immunité» aux ministres concernés, ils se voyaient ainsi pris à leur propre piège. Qu’à cela ne tienne, comme tant de fois auparavant, le maître de séance a imaginé une entourloupe a priori tellement savante que même ceux qui suivent de l’extérieur et depuis longtemps les travaux de l’Assemblée y ont perdu leur latin. Il a annoncé tout bonnement le «retrait» des motions de censure avant le vote pour les remplacer par un vote sur… un communiqué!

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Pour servir ses alliés, Ben Jaâfar ne recule devant aucun écart au règlement intérieur de l'Assemblée. 

Motions de censure à géométrie variable

Je rappelle brièvement que la motion de censure (contre le gouvernement, un ou plusieurs ministres ou encore le président de la république) est un moyen de contrôle indispensable du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, mais que son emploi par l’Assemblée nationale constituante (ANC) a connu bien des péripéties à cause des interprétations ou même des infractions au règlement intérieur, appliquées «à la carte», lui faisant perdre toute crédibilité.

La première en date était la motion de censure portée contre le gouvernement Hamadi Jebali lors de l’affaire Baghdadi Mahmoudi en juin 2012. Cette motion avait recueilli le nombre nécessaire à son acceptation, c’est à dire 74 députés. Le retrait de deux signataires a fait chuter la demande car le nombre minimum requis de signatures est le tiers de l’assemblée soit 73 députés, entrainant alors une vive protestation de l’opposition. Ce retrait s’étant effectué au moment où le document était encore au bureau d’ordre, il ne s’agissait pas alors d’une infraction patente au règlement intérieur qui passe sous silence les procédures à respecter avant l’arrivée de la demande devant le bureau de l’Assemblée (article 118, 2e paragraphe).

La deuxième en date est celle qui a été portée contre la ministre des Affaires de la femme et de la famille, Sihem Badi. Cette fois-ci, les procédures se sont déroulées normalement (nombre de signataires suffisant, délais respectés, 2 semaines maximum entre la date du dépôt, le 3 avril 2013, et la plénière, le 16 avril 2013).

La troisième est la motion de censure contre le président provisoire de la république Moncef Marzouki sur l’initiative d’El-Massar (suite à ses déclarations controversées faites à l’étranger), déposée le 3 avril 2013, puis remise en question à cause d’une double signature involontaire, puis à nouveau relancée le 16 avril. Cette 3e motion de censure n’a été examinée par le bureau de l’Assemblée que le 28 mai 2013, alors que le règlement intérieur spécifie clairement que celui-ci doit rédiger un rapport la concernant dans un délai ne dépassant pas une semaine après son dépôt (article 118, 2e paragraphe). Le prétexte avancé alors était l’absence du président de l’Assemblée (en voyage officiel), sa présence n’étant pourtant nullement nécessaire pour convoquer une réunion du bureau (article 36).

Ce manque d’entrain à faire auditionner son allié, noté courant avril et mai, s’est vite transformé en une vive effervescence, paradoxale de prime abord. Mais tout s’explique en fait quand on se rappelle que le président provisoire de la république avait été appelé pendant cette période à prendre position en faveur de la pétition signée par une soixantaine de députés (regroupant la majeure partie de l’opposition et le CpR) et qui demandait le boycott du projet falsifié de la Constitution dit projet du 1er juin, et que la réponse de Moncef Marzouki avait été au départ favorable (réunion au palais de Carthage du 13 juin).

Le président de l’assemblée, artisan et fervent défenseur dudit projet, avait alors programmé le vote de la motion de censure pour le 26 juin, ne laissant à son allié qu’une seule voie de salut : signer le document controversé au cas où il serait adopté tel quel, l’outrecuidance de certains allant jusqu’à le défier publiquement (le rapporteur général Habib Khedher avait déclaré aux médias que le président provisoire de la république n’osera jamais se «défiler»).

Épilogue de ce feuilleton à rebondissement : quelques députés signataires de cette motion de censure ont retiré leurs signatures, se basant toujours sur le «silence» du règlement à ce propos, pour éviter à l’Assemblée de se soumettre à ce chantage indigne. Mais la séance prévue pour le vote a eu lieu malgré tout, la majorité devenant soudain soucieuse de la «moralité» des procédures. Nous avons alors voté contre cette motion que nous avions nous mêmes déposée car elle avait perdu tout son sens à cause des marchandages partisans.

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Amel Karboul et Ridha Sfar pris en otage par des députés surexcités et en précampagne électorale.

Une Assemblée sous influence

Tout ce manège nous avait alors conduit, comme tout le monde sait, au passage en force pour l’adoption du projet du 1er juin lors de la séance extraordinaire du 1er juillet 2013 qui a vu les invités officiels quitter la salle sous les huées des députés en rébellion. La dernière en date est la motion de censure portée contre les deux ministres «technocrates», ce vendredi 9 mai 2014.

Cette fois ci, la demande de la motion a été tout bonnement retirée par une grande partie de ses propres signataires... après la discussion! Le règlement est pourtant clair à ce propos et interdit ce genre de possibilités (article 118, 3e paragraphe ) en spécifiant que lors de la séance prévue pour la motion de censure, l’Assemblée discute la motion puis prend sa décision à son sujet. Sachant que les décisions de l’Assemblée se prennent uniquement grâce au vote sur des sujets précis et avec des majorités spécifiques à chaque cas (projets de lois, huis clos, changement de l’ordre du jour, élections, vote des motions de censure) (article 95 et 78).

Il n’est nulle part prévu dans le règlement intérieur de l’Assemblée l’éventualité de voter un «communiqué» (et d’ailleurs, quelle serait la majorité requise à son adoption?) et encore moins de se défiler d’un vote quand cela nous chante…

En conclusion, et comme le demande depuis deux semaines le parti El-Massar, il faudra revoir avec lucidité l’agenda de l’ANC, tout en restant dans le cadre juridique des dispositions transitoires de la Constitution.

Nous avons aujourd’hui un moyen provisoire de contrôle du pouvoir législatif (l’Instance provisoire de contrôle de constitutionalité des projets de lois, à peine mise en place). Mais qui contrôle l’application du règlement intérieur? Qui contrôlerait son éventuel amendement? Qui contrôlerait les objectifs plus ou moins avoués de l’activité législative de cette «assemblée sous influence» d’une troïka en déroute et de ses courtisans multiples et variés, s’accrochant à cette institution pour en faire un tremplin vers les prochaines élections?

Le droit de dissolution de l’Assemblée par le président provisoire de la république élu au suffrage universel (prévu dans la Constitution pour remédier à ce genre de situation où l’Assemblée, divisée par les calculs politiques, devient un facteur d’instabilité) n’est malheureusement pas encore applicable.

Il faudra donc inévitablement revenir vers le cadre consensuel du dialogue national pour recadrer l’activité de cette «assemblée sous influence» et la maintenir au strict nécessaire et veiller à sa compatibilité avec les objectifs de cette dernière étape de la transition, délimités de façon consensuelle et transparente.

* Députée El-Massar.

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