M. Jomaa est censé prendre des décisions courageuses relatives aux nominations, à la sécurité et aux élections. Et non décider du sort de nos terres et de nos ressources naturelles.
Par Olfa Hamdi*
Il a été récemment décidé, au cours d'un conseil ministériel, de faciliter l'octroi de l'autorisation du gouverneur pour l'achat de biens immobiliers en Tunisie par des étrangers. Le Premier ministre Mehdi Jomaa, voulant mettre les points sur les i au sujet de cette décision, qui a sans doute inquiété les Tunisiens, a répliqué: «La loi n'a absolument pas changé, nous avons ''juste'' défini un nouvel intervalle de temps nécessaire à l'obtention de l'autorisation qui est de 3 mois (à la place de 3 ans voire même plus)... la raison en est la promotion de l'investissement».
Face à cette décision néanmoins importante, je ne peux certainement pas juger les intentions du Premier ministre. Ceci dit, du simple fait de ma citoyenneté, je suis en droit de me poser des questions sur ses priorités en tant que chef du gouvernement. Et là, de part cette décision, ainsi que les autres grands sujets choisis par ce gouvernement dans les différents secteurs, dont je cite, à titre indicatif, la réintroduction du sujet de la normalisation avec l'Etat d'Israël sous plusieurs formes et la question énergétique et notamment celle du gaz de schiste, il est clair que les priorités de ce gouvernement, à ce jour, négligent les exigences et besoins de la phase transitoire pour laquelle il a été désigné.
Rappelons le sujet de la révision des nominations, la préparation des élections et le reste de la feuille de route.
En effet, cet agenda gouvernemental tente en quelque sorte de prendre des décisions sur des sujets d'ordre national voire même générationnel que beaucoup de Tunisiens jugent trop importants pour être confiés à un gouvernement, rappelons-le, «non-élu».
Le silence douteux de l'ensemble de la classe politique ainsi que de plusieurs acteurs de la société civile, certains le justifieront par un deux ou trois grandes raisons : une inquiétude pour notre économie dite «malade» nous obligeant à garder le silence, une sorte d'intimidation face cette compétence «technocrate» qui a pris place d'un gouvernement dont le bilan a été jugé catastrophique, et enfin, une nouvelle approche de gouvernance politique choisie par les «grands» de la scène : rester au siège arrière, la responsabilité est beaucoup trop lourde pour être assumée par un seul parti politique.
Certes, il s'agit d'un gouvernement composé de compétences dans leurs industries respectives. Mais rappelons, quand même, que ce qui leur manque pour être en mesure de se prononcer sur de grands sujets notre avenir et celui de nos enfants, c'est bien la «compétence populaire» qui se traduit par la capacité de représenter une Volonté Nationale et qui ne peut être issue que d'élections.
Dans cet article d'opinion, je tente de dire qu'il n'est toujours pas trop tard pour le gouvernement Jomaa de réviser son agenda et d'aligner ses priorités avec celle du peuple et des acteurs de la société civile, et qu'il n'est jamais trop tard pour nous, citoyens et maitre de notre destin, de nous rappeler que c'est au gouvernement de s'ajuster à la volonté populaire et non le contraire; de nous rappeler qu'une économie faible est un symptôme et non une cause et que le soutien des puissances mondiales, notamment des Etats Unis, au chef du gouvernement et à sa délégation n'a certainement pas été promis pour la personne de Mehdi Jomaa ni pour son équipe, mais surtout pour la personne de notre société civile et ce qu'elle a accompli ces dernières années.
Finalement, rappelons-nous, société civile comme gouvernement, enfants de la même patrie, que notre dignité consiste à prendre en main notre devenir et qu'il n'y a pas que la dictature institutionnelle qui va au contraire de cette dignité; apprendre à faire des concessions générales importantes sous des termes génériques de l'ordre, de «la sécurité» et du «tourisme», comme au temps de Ben Ali; ou de «l'économie» ou de «l'investissement», comme ces derniers mois, ne nous mènera certainement pas vers la dignité. Un peuple ne s'enrichit ni ne prospère sans des mécanismes clairs de préservation de sa dignité. Le premier de ces mécanismes est le droit le plus basique du public de prendre son temps pour comprendre, entendre et éventuellement décider à travers des élus sur des sujets qui décrivent de son avenir.
Traitons en particulier de cette décision relative à l'accès à la propriété immobilière par les étrangers...
Changer les délais, c'est aussi changer la loi
Contrairement à ce que M. Jomaa a avancé, la loi a bien changé suite à la réduction significative du délai relatif à l'obtention ou non de cette autorisation; qui plus est une étape importante dans la procédure générale d'acquisition du bien immobilier.
Le facteur temps est en effet au cœur de la loi. Il indique et définit son contexte et il répond à un besoin et à une vocation de l'ordre du stratégique dans la définition même de la loi. Mes compatriotes spécialistes du droit peuvent certainement se prononcer là-dessus, et je les appelle à éduquer le public comme les technocrates au gouvernement sur cette notion d'interaction entre le temps et le droit. Cette notion est au cœur même de la séparation de pouvoir entre l'exécutif et le législatif.
En guise d'exemple, je vais m'attarder sur le débat ayant récemment eu lieu aux Etats-Unis sur le sujet des permis d'exportation de Gaz Naturel Liquéfié (GNL). En effet, plusieurs entreprises américaines mais aussi internationales attendent depuis des années un permis qui va leur permettre de construire des terminaux de GNL sur le sol américain et de l'exporter. Dans un débat qui a duré au moins deux ans, il est dit que ce secteur d'activité permettra la création d'emplois aux USA donc alléger le taux de chômage et renforcer la pénétration de cette puissance au marché mondial. L'institution ayant la compétence d'étudier les applications et d'accorder ce permis est le Département de l'Energie ou «DOE», l'équivalent de notre ministère de l'Industrie. Le DOE a accordé des permis à quelques entreprises, mais le problème réside dans la durée que l'évaluation des permis prend, étant de l'ordre d'au moins une année et demie. Ainsi, de là ou on est, on imaginerait bien le président Obama, l'homme le plus puissant au monde, ordonner au département de l'énergie de réduire cette durée d'attente. N'est-ce pas?
La réalité est autre. La décision relative à la réduction de la durée accordée au département de l'énergie pour se prononcer sur la décision relative à des permis de construction et d'exportation du GNL est du ressort du pouvoir législatif.
En effet, une commission du Congrès, après avoir étudié, débattu avec plusieurs acteurs de la société civile américaine pendant plus de deux ans, a approuvé, il y a plus d'une semaine, un PROJET de loi pour accélérer les exportations de gaz naturel des États-Unis (nouvelle durée proposée de 90 jours après la fin de la période des commentaires publiques, procédure inexistante chez nous). Ce même projet de loi doit ensuite passer par le Senat pour enfin entrer en vigueur.
La leçon que nous devons retenir de cette situation analogue à la nôtre est la suivante : le facteur temps n'est pas du ressort systématique de l'exécutif et ce, même quand il s'agit de l'homme qui dirige l'une des plus puissances au monde!
Là où on en est, j'appelle l'ANC, avec l'aide de l'instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, à rappeler à l'ordre le pouvoir exécutif à propos de telles décisions, qui engagent sérieusement l'avenir du pays.
De plus, faciliter aux étrangers l'acquisition de biens immobiliers par la réduction de la durée nécessaire pour l'étude du dossier comporte d'autres dangers non négligeables. Citons, à titre d'exemple, l'impact que ceci pourrait avoir sur la démographie future du peuple tunisien, sur notre capacité de contrôler la situation sécuritaire du pays et finalement sur la capacité des Tunisiens à réaliser un des piliers de ce que j'appellerai notre «rêve Tunisien»: devenir propriétaire d'un bien immobilier.
Ces questions d'évaluation d'impact méritent d'être au moins posées. Le législatif est certainement le conducteur principal de cette évaluation. Ainsi, le gouvernement incarnant l'exécutif peut proposer et/ou essayer d'influencer le vote (par le biais de méthodes légales bien évidemment) mais ne peut certainement pas se doter de l'autorité de prendre cette décision.
Au-delà de cette instance particulière, notre pays passe par une transition de la «sphère légale» qui comporte entre autres la question de la «constitutionalité de l'exécutif». J'appelle ainsi mes compatriotes juristes, jeunes et expérimentés, à approfondir l'étude de tels sujets, comme celui de l'interaction entre le temps et le droit.
Faciliter l'acquisition de biens immobiliers par les étrangers encourage-t-il l'investissement?
Même si de telles questions ne sont pas à l'ordre du jour de cette phase transitoire pour la gestion de laquelle ce gouvernement a été désigné, il est important de dire qu'il n'y a aucune étude ou base scientifique solide établissant le lien direct de cause à effet entre faciliter l'acquisition de biens immobiliers par des étrangers par la réduction de la durée d'application et l'afflux de l'investissement étranger dans le pays.
D'ailleurs, la question serait autre si la décision était de définir cette durée pour les entreprises voulant investir dans de projets garantissant la création d'un nombre minimum d'emplois. Là, et même dans ce cas, il restera utile d'évaluer d'une manière objective l'impact général de cette décision, relevant certainement du législatif et non de l'exécutif.
Le moins que l'on puisse dire sur cet argument avancé par le Premier ministre c'est qu'il est faible.
La question d'encourager l'investissement étranger est étroitement liée à la réputation du pays sur le plan international en matière de stabilité des procédures et d'interactions stratégiques entre le gouvernement et les entreprises privées. En plus de l'insécurité, s'il y a une chose qui fait fuir les entreprises multinationales c'est le risque d'expropriation de propriétés étrangères sur le sol national.
A ce propos, j'attire l'attention de nos décideurs sur le point suivant: il est plus difficile de défendre la réacquisition d'un bien immobilier vendu à un étranger que de ne pas le lui vendre en premier lieu. Nous courons tous le risque de nous retrouver dans quelques années obligés à choisir entre continuer à céder plus de biens et de terres de notre petit pays et aggraver notre réputation dans les cours de justice internationales.
Sur ce point, je réitère mon propos qu'il n'est toujours pas tard pour le gouvernement de revenir sur sa décision, ou pour l'ANC de la suspendre, mais surtout pour nos avocats et acteurs de la société civile de tenter de porter cette décision devant le tribunal administrative.
Quelles priorités pour le gouvernement de technocrates?
La question des priorités de ce gouvernement est importante et on doit s'y attarder. Est-ce par ce genre d'agenda que le gouvernement arrivera à préparer le terrain pour des élections, qui signeront l'acte de notre démocratie?
Est-ce raisonnable pour un peuple de s'incliner sous la pression de circonstances de court terme et se retrouver ainsi à accepter des choix dont relève son avenir même, son identité et l'intérêt des générations futures? Le silence ne vaut-il pas le consentement?
Le service public est un des métiers les plus difficiles; c'est une vocation et un engagement. C'est un métier qui ne pardonne pas les «bonnes intentions» parce que les intentions ne seront pas présentes dans une trentaine d'années pour être jugées; nous paieront certes le prix de nos décisions, nos enfants paieront un plus grand prix.
Nous ne demandons pas au gouvernement de Mehdi Jomaa de décider à notre place de ces questions stratégiques relatives à notre identité, nos choix, nos ressources naturelles, notre politique d'emplacement à l'international, enfin notre dignité. La nouvelle constitution est la première des étapes pour en arriver à un stade de maitrise de notre destin.
Nous sommes conscients que pour prendre des décisions aussi faciles que celles prises récemment au prétexte d'encourager l'investissement, nous n'avons pas besoin de technocrates. Notre revendication est de conserver ce que cette société a bâti par la douleur et le sacrifice depuis la révolution: une image de la Tunisie digne, qui se bat au quotidien certes mais qui aspire à la prospérité indissociable de la dignité.
Mettez en route les axes de la feuille de route, notamment en prenant des décisions courageuses relatives aux nominations, à l'ordre et aux élections. Et nous aurons tout le temps pour décider du sort de nos terres, de nos ressources naturelles et nos enfants.
J'espère, de tout mon cœur ancré dans cette terre toujours mouillée du sang de ses martyrs, que monsieur Jomaa n'a pas, au nom des Tunisiens, promis des mesures que nous regretterons tous. Nul de doit être pressé de vendre la terre sur laquelle nous marchons !
* Consultante internationale en management de grands projets industriels et en résolution de disputes commerciales.
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