Il est à espérer qie l'«affaire de la Ghriba» serve de révélateur et permette aux très nombreux hommes de paix en Tunisie de retrouver l'esprit de Carthage.
Par Claude Sitbon*
Au moment où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre que Perez Trabelsi, le président du comité de la Ghriba a réduit de trois jours les festivités de ce pèlerinage. Décision grave en soi, illustrant le fait qu'il y a eu une diminution substantielle du nombre de pèlerins arrivant à Djerba. La raison, hélas, réside dans le fait que les autorités n'ont pas octroyé des visas aux pèlerins israéliens.
Une tempête dans un verre d'eau
En fait l'affaire débuta au mois de mars 2014, lorsqu'un bateau de croisière, avec à son bord plusieurs milliers de passagers, fit escale à Tunis et les quelques Israéliens qui s'y trouvaient ne furent pas autorisés à descendre à quai... sur décision du ministre de l'Intérieur du parti islamiste Ennahdha pour qui l'entrée d'Israéliens en Tunisie était une reconnaissance ipso facto de l'Etat d'Israël.
Quelques semaines plus tard, le pèlerinage de la Ghriba approchant, la dynamique ministre du Tourisme Amel Karboul prit son bâton de pèlerin, pour tenter de réparer l'erreur de son collègue, fit le tour des radios juives de France et rencontra des intellectuels et responsables communautaire juifs français. Elle fut soutenue dans son action par Perez Trabelsi, voyagiste responsable de l'organisation de la Ghriba en France, lequel redoubla d'efforts pour encourager les Israéliens d'origine tunisienne à faire le pèlerinage.
La synagogue de la Ghriba à Djerba: un endroit très sécurisé.
Mais le ver était dans le fruit et les islamistes firent de la venue des Israéliens une affaire de principe. Ce qui, pour un observateur étranger, paraissait être une tempête dans un verre d'eau, mais aussi pour un intellectuel tunisien qui écrivait: «Les islamistes savent-ils qu'il y a plus de Palestiniens qui passent leurs vacances en Israël qu'en Tunisie?» ou encore un expert du Moyen-Orient : «Les islamistes savent-ils que l'Egypte, malgré sa révolution et même avec la montée au pouvoir des Frères Musulmans, n'a pas une seule seconde pensé à toucher au traité de paix avec l'Etat d'Israël?»
Comment pourrais-je oublier ce que me disait ce ministre palestinien: «Les pro-palestiniens de l'étranger, par leur extrémisme, causent un tort immense à la cause palestinienne.»
Revenons à la Tunisie et reconnaissons aussi que les 80 députés, qui ont obligé l'Assemblée constituante à se réunir pour tenter de condamner la ministre du Tourisme, ont causé un immense dommage à la Tunisie.
Des Israéliens à la Ghriba
Israël est, sans aucun doute, le mot le plus tabou en Tunisie; pour être plus précis, je ferai une distinction entre ceux qui ont connu la communauté juive et les autres, en général bien plus jeunes. Ces derniers ignorent que les Juifs de Tunisie avaient la coquetterie de faire remonter leur histoire à l'époque de la reine Didon. Cette omerta touche même les organisateurs, qui ont annoncé que les pèlerins ne seraient venus que de France, d'Italie et du Canada, alors qu'une dépêche de l'AFP nous apprend la présence d'Israéliens à la Ghriba!
Le président Habib Bourguiba, qui fut à la tête du pays de 1957 à 1987, avait affirmé que «la non-reconnaissance d'Israël est un leurre». Il doit se retourner dans sa tombe, à voir ce débat, aussi stérile qu'inutile, à l'image de cette Tunisie qu'il voulait plurielle.
C'est en décembre 1993 qu'eut lieu le premier voyage des Israéliens d'origine tunisienne dans leur pays natal. Invité comme conseiller historique, je peux témoigner que ce fut un voyage extraordinaire. Nous avons eu droit à un accueil des plus chaleureux, avons été l'objet d'une sécurité renforcée – il est vrai que nous étions accompagnés par la police – la visible et l'invisible.
Ce qui est sûr c'est que ce voyage a ouvert sans aucun doute la voie à la venue des Israéliens au pèlerinage de Djerba. De plusieurs dizaines ils devinrent des milliers.
Au début, les Israéliens recevaient un visa volant, mais quelques années plus tard, ils furent considérés comme tous les autres touristes et l'on tamponna leurs passeports avec un cachet d'entrée tunisien (mon passeport israélien en fait foi!).
Le flux de touristes israéliens ne s'arrêta pas, et ce, malgré la fermeture du Bureau d'Intérêts israélien à Tunis et même en dépit de la seconde intifada.
La polémique n'a pas empêché le rite d'avoir lieu, cette année, dans une ambiance festive.
Retrouver l'esprit de Carthage
Mais en 2011, l'année du «Printemps tunisien», précisément alors que tous les espoirs sont permis, les autorités tunisiennes, pour des raisons de haute stratégie planétaire, ou comme ils l'annoncèrent, pour des raisons de sécurité, annulèrent le pèlerinage.
Comment peut-on imaginer que sur un si petit périmètre, il n'était plus possible d'assurer... la sécurité des pèlerins? C'était peut-être le début de la politique du parti Ennahdha.
Je souhaite que cette «affaire de la Ghriba» serve de révélateur et permette aux très nombreux hommes de paix en Tunisie de retrouver l'esprit de Carthage, celui de Mendès France et de Bourguiba, qui parlèrent de la «libre circulation des hommes».
*Sociologue et spécialiste du judaïsme tunisien.
* Les intertitres sont de la rédaction.
Source : ''124News''
Article du même auteur dans Kapitalis:
Robert Attal, la mémoire du judaïsme nord-africain
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