Une simple comparaison entre les Constituants américains du 18e siècle et les Tunisiens du 21e suffit à démontrer la suffisance et l'inanité des squatters du Palais du Bardo.
Par Omar Bouhadiba*
Philadelphie le 25 mai 1787. Dans un bâtiment en briques rouges surmonté d'un clocher, 55 hommes venus de 12 Etats de la côte est se réunissent. Sous la direction de George Washington, héros de guerre et grand propriétaire terrien du Mount Vernon en Virginie. Ces 55 constituent l'Assemblée nationale constituante (ANC) de l'Amérique naissante.
Moins de quatre mois plus tard, le 17 septembre 1787, 39 d'entre eux signent la Constitution américaine et entrent dans l'Histoire sous le nom des pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique.
Une Constitution bouclée en 4 mois
Le préambule, «We the people», donne le ton et inspire encore l'Amérique plus de 200 ans plus tard. Il aura fallu moins de quatre mois, de bout en bout, aux Américains, pour écrire leur constitution, contre trois ans pour la nôtre.
Washington, qui comme on le sait, devint le premier président des Etats Unis, était, soucieux d'avancer vite, de peur que la ferveur républicaine ne s'émousse et que les délégués ne se désintéressent de l'aventure. Il n'avait pas tout à fait tort de s'inquiéter, car 13 constituants devaient quitter Philadelphie pendant l'été, chassés par la moiteur estivale et pressés qu'ils étaient de retourner à leurs affaires. A les croire, écrire une Constitution ne devrait pas prendre des mois, conseil dont Mustapha Ben Jaâfar, président de notre ANC, et Maherzia Laabidi, son adjointe, auraient pu faire bon usage...
Les hommes libres de Philadelphie.
Il y avait, toutefois, une autre raison plus prosaïque à cette précipitation. Indépendance hall, visité aujourd'hui par des millions de touristes, et figurant au dos du billet de 100 dollars, leur fut prêté par la législature de Pennsylvanie pendant sa relâche estivale. Il fallait donc libérer la salle de réunion dès la rentrée.
Il est vrai qu'à la différence de notre ANC, généreusement financée, celle de l'Amérique opérait à budget zéro. Les délégués assuraient en effet leurs propres défraiements, payaient leurs chambres d'hôtel, et en remettaient fréquemment de leur poche, pour les petites dépenses, messagers, imprimeurs, etc. De quoi donner des cauchemars à nos 217 vaillants constituants, dont certains, grands amateurs de bains de pieds à l'eau tiède, devaient passer le plus clair de leur temps sous l'hémicycle, à gratter quelques indemnités de plus, quand ils ne faisaient pas le coup de poing.
Trois personnages devaient dominer les débats de Philadelphie. George Washington, qui jouissait d'une incontestable autorité morale, le doyen Benjamin Franklin, âgé alors de 81 ans, sage, inventeur, francophile et fondateur de la première université du pays, et surtout James Madison.
Ce minuscule Virginien de 36 ans, juriste de Princeton, polyglotte, et gentilhomme de la terre, avait rédigé de son propre chef un projet qui avait été pris comme base de discussion sous le nom du plan Virginien. Il s'était longuement documenté auparavant se faisant envoyer de Paris 39 ouvrages sur le sujet.
Madison qui devint le 4e président des Etats-Unis, est reconnu comme le vrai père de la Constitution. Il n'est aujourd'hui de ville américaine qui n'ait sa Madison Avenue, «Mad Avenue», comme on aime à l'appeler affectueusement dans certaines villes.
Nous n'avons rien eu de comparable au Palais du Bardo où, en l'absence d'une ligne directrice, ou d'un intellect dominant, on a longtemps cafouillé, sinon vasouillé.
A notre grand regret, nos cités se verront donc privées d'une Avenue Gassas ou d'un Boulevard Ben Toumia qui les auraient honorées pour les siècles à venir.
Les sangsues du Palais du Bardo.
Humilité à Philadelphie, arrogance au Bardo
Le lundi 17 septembre 1787, date de la signature formelle du document, le texte fut lu a voix haute dans un silence à couper au couteau. Le premier qui demanda à s'exprimer fut Benjamin Franklin. Prétextant de sa mauvaise santé, il donnait son discours à un certain James Wilson pour en faire la lecture.
Le choix de Wilson n'était pas fortuit. Natif d'Ecosse, Wilson s'exprimait avec un fort accent, que beaucoup peinaient à comprendre. Franklin voulait forcer les gens à se concentrer pour ne perdre mot de son message. «Je dois avouer, disait Franklin par la voix de Wilson, que je n'approuve pas plusieurs parties de cette Constitution. Le fait est que plus je vieillis, plus je doute de mon propre jugement».
Le discours ne fut pas long, mais humble. Il concluait en disant qu'un tel document ne pourrait jamais être complet, et que malgré toutes ses imperfections, il recommandait à tous de le signer. Le ton était donné. 39 firent la queue pour apposer leur signature, 3 s'abstinrent. Le reste était déjà parti.
L'humilité des pères fondateurs contraste avec le triomphalisme de mise au Bardo. Notre Constitution est la meilleure du monde claironnait-on sur tous les toits, oubliant au passage quel prix nous avons du payer pour ce document somme toute assez banal. Le coût monétaire du cirque de l'ANC est facile à calculer; il se chiffrerait par dizaines, sinon centaines de milliards. Mais comment mettre un chiffre sur la ruine de notre économie, la destruction de notre tourisme, les centaines de milliers de chômeurs, nos enfants égorgés dans les montagnes, les pères de famille abattus devant leur maison...?
Sitôt le document signé, les constituants américains se dispersaient rapidement, et l'assemblée fut dissoute en quelques heures.
Pas question de départ chez nous. On s'incruste sans vergogne, se faisant payer pour ne rien faire. Qu'importe que la mission soit accomplie, on s'ingénie à trouver des justifications pour faire durer l'aubaine, avec toujours ce désir sous-jacent de transformer l'ANC en parlement qui légiférerait en toute autorité et pour longtemps.
Le fait est qu'on a pensé à tout quand on les a élus, sauf à un mécanisme pour les faire sortir.
Sur le web et dans les cafés, on désigne maintenant les membres de l'ANC comme les squatters du Bardo, ce qui semble tout à fait approprié, sachant fort bien qu'un squatter, par définition, ne quitte jamais spontanément. Pour le faire partir, on se voit forcé de le jeter dans la rue.
* Banquier.
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