La Tunisie souffre d'une absence totale de réflexion sur les orientations stratégiques pour le secteur agricole en général et pour la recherche agronomique en particulier.
Par Mohamed Elloumi*
Le secteur agricole garde une importance de premier ordre dans l'économie tunisienne, ainsi que sur le plan social et de celui de la gestion des ressources naturelles. Mais, ce secteur doit faire face à de multiples défis du fait de la mondialisation des échanges et de la disparition probable des frontières et du fait surtout de l'aggravation du caractère aride du climat suite aux changements climatiques sous l'effet des émissions de gaz à effet de serre.
Dans cette perspective, la recherche agronomique prend de l'importance. Car c'est l'un des principaux outils pour faire face à ces défis et pour assurer au pays la sécurité voire la souveraineté alimentaire sans lesquelles les ambitions des Tunisiens pour une autonomie de décision et la maîtrise de leur avenir resteraient lettre morte.
Or, la situation que connaît le Système national de la recherche agronomique (SNRA) tunisien est tout sauf celle d'un système en mesure d'assurer son rôle dans la mise en place d'une stratégie agricole basée sur une recherche performante et efficace et capable d'assurer les objectifs de sécurité et de souveraineté alimentaire.
Sans pouvoir donner ici une description complète des problèmes que connaît le secteur, nous allons nous limiter à des questions de gouvernance et notamment à l'absence d'une vision stratégique pour les années à venir et des décisions tant attendues pour la restructuration du système.
L'héritage de la période avant la révolution
La recherche agricole, comme le reste des secteurs de l'économie et des services publics, a été instrumentalisée par le pouvoir de Ben Ali dans une perspective de clientélisme politique. Ainsi, il a été procédé à la création dans les différentes régions du pays de Pôles de recherche, transformés dans une seconde étape en Centres régionaux de recherche agricole dont la création était annoncée à l'occasion des déplacement du président dans les régions en question ou à l'occasion d'un Conseil régional de développement extraordinaire.
Une bonne gestion des ressources agricoles même à court terme doit être adossée à une vision stratégique à moyen et long termes.
Cette création, qui était faite sous le prétexte de rapprocher la recherche des agriculteurs, n'obéissait à aucun critère de masse critique de chercheurs, en l'absence de coordination entre les structures centrales et les structures déconcentrées et sans que ces dernières soient dotées de moyens conséquents pour pouvoir assurer les missions qui leur ont été attribuées selon leur statut.
Nous avons ainsi hérité d'un SNRA dispersé, sans cohérence entre les objectifs et les moyens et sans coordination centrale avec des projets souvent dupliqués, des moyens inadéquats et des ressources humaines mal gérées.
La période de la Troïka
Il nous est déjà arrivé d'attirer l'attention sur l'incapacité des premiers gouvernements après la révolution d'assurer une gestion cohérente du secteur de la recherche dans la période post-révolution et en tenant compte des attentes des chercheurs, cela en publiant un article dans ''La Presse'' sous le titre : ''La recherche agronomique en Tunisie : y a-t-il un pilote dans l'avion?''
Nous avons en effet estimé que le secteur de la recherche méritait une opération de sauvetage et une restructuration rapide et radicale après la révolution. Il s'agissait alors de le remettre sur les rails et de donner à la Tunisie un outil efficace pour répondre aux attentes de la société et notamment des populations des régions à dominante agricole qui ont fourni le carburant de la révolution et dont le sort était lié à l'amélioration de l'efficacité de ce secteur. Amélioration qui ne peut être assurée sans une recherche agricole performante et efficace.
Mais la période du règne de la Troïka a été encore pire avec la soumission du SNRA à une logique partisane avec des nominations aux plus hauts niveaux de la pyramide des responsabilités du système de chercheurs dont l'allégeance partisane ne laissait aucun doute.
Durant ce règne le fait d'arme le plus illustre du ministre nahdhaoui de l'Agriculture a été de favoriser la mainmise de son parti sur l'UTAP, l'organisation professionnelle des agriculteurs, puisque le président actuel de cette organisation est un ancien membre du Conseil de la Choura d'Ennahdha.
Cette mainmise qui rappelle la période révolue du règne du parti unique prive ainsi le pouvoir de la capacité de prendre le pouls de manière objective de la profession et prive cette dernière de la capacité d'orienter les programmes de recherche vers les problématiques réelles du secteur.
Ce manque d'intérêt pour la recherche a conduit le pays à des catastrophes, comme celle du feu bactérien qui ravage nos vergers et d'autres maladies qui guettent nos richesses agricoles et face auxquelles aucune stratégie de lutte n'a pu être mise en place avec efficacité du fait de l'absence d'acquis de recherche capables d'apporter une réponse rapide aux problèmes rencontrés ou à venir.
Le gouvernement des technocrates
Le départ de la Troïka et l'arrivée d'un «gouvernement de compétences nationales» a rendu possible l'espoir dans une réforme du SNRA ou du moins la mise en place des conditions d'une bonne gouvernance du secteur selon les normes supposées être véhiculées par ces technocrates venant pour la plupart d'institutions internationales où la bonne gouvernance était la règle (à titre de rappel, l'actuel ministre de l'Agriculture venait directement de la BAD).
Toutefois, 5 mois après l'installation du gouvernement, force est de constater qu'une occasion de réforme a encore été perdue et que le système, au lieu d'être réformé, s'enfonce progressivement dans une dérive de laquelle il aura du mal à sortir.
Tout d'abord, nous avons constaté que, dès son arrivée, le ministre s'est pressé d'annoncer qu'il n'est pas question d'arrêter une stratégie pour le secteur arguant du fait qu'il s'agit d'un gouvernement provisoire. Or tout le monde sait qu'une bonne gestion même à court terme doit être adossée à une vision stratégique à moyen et long termes pour qu'elle puisse avoir du sens et être lisible pour les principaux partenaires qui sont les agriculteurs. Du fait de cette absence de vision stratégique, le secteur agricole souffre encore d'un manque de directives claires et de décisions courageuses tant attendues.
Ainsi des institutions clefs dans le SNRA, à l'exemple de l'Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (Inrat), qui a fêté en 2013 son centenaire, est depuis 6 mois sans directeur général et souffre de ce fait de l'absence de pilotage scientifique.
Mais pire encore l'ensemble du SNRA reste sans aucune orientation stratégique digne de ce nom qui lui permettrait de faire les choix qui s'imposent dans le contexte actuel où les défis sont multiples et pour lesquels les capacités humaines et matérielles restent insuffisantes.
Absence totale d'une réflexion sur les orientations stratégiques pour le secteur agricole en général et pour la recherche en particulier.
Dans un tel contexte, il serait nécessaire d'arrêter les priorités afin d'orienter les forces disponibles vers les questions les plus urgentes et celles qui donnent aux décideurs la capacité d'anticipation nécessaire pour la gestion du secteur.
Les structures des Instituts et Centres de recherche sont marginalisées et les structures représentatives des chercheurs (syndicats, conseil scientifiques, etc.) sont méprisées et leurs décisions ignorées. Comment, dans ce contexte, s'étonner que les chercheurs se démobilisent alors que les défis se multiplient et l'apport de chacun devient plus que nécessaire.
Alors que le secteur de l'agriculture connaît de grandes difficultés et doit faire face à des menaces pour sa survie (des maladies émergentes, des risques d'aridification du climat, une concurrence de plus en plus grande des produits importés sur le marché intérieur et de pays plus performants sur les marchés d'exportation...), on assiste à l'absence totale d'une réflexion sur les orientations stratégiques pour le secteur en général et pour la recherche en particulier.
Il en va de l'avenir du pays et de sa sécurité alimentaire pour ne pas dire de sa souveraineté, d'avoir un secteur de recherche performant et capable d'apporter des solutions en anticipant les problèmes et en ayant une longueur d'avance sur les problèmes de la production agricole et des attentes du consommateur.
Bien au contraire dans le cas de notre SNRA, les chercheurs sont appelés, comme les pompiers, quand il y a déjà le feu à la maison, et ne disposent pas des moyens nécessaires afin de jouer leur rôle dans la prévention des problèmes et dans l'anticipation.
Face à l'immobilisme du gouvernement en place, nous sommes encore une fois condamnés à attendre son départ et l'arrivée d'un gouvernement durable qui, nous l'espérons, prendra à bras le corps le problème de ce secteur agricole dans une vision stratégique à long terme afin de donner au pays un SNRA capable de l'aider à relever les défis auxquels il devrait faire face. En attendant, que du temps perdu !
* Chercheur agricole.
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