Deux ans d'une improbable transition politique ont appris aux Tunisiens à négocier des virages périlleux et à avancer au-dessus du vide. Mais à quand la délivrance?
Par Fadhel Mokrani*
Je n'énumérerai pas les signes avant-coureurs de l'implosion que nous risquons de vivre dans les semaines ou les mois à venir. Ils sont nombreux et désormais connus de tous.
Tout semble s'étioler, se démembrer et se désarticuler. La loi, la discipline et la morale, piliers de la vie en société, sont outrepassées et bafouées, par tous, tout le temps et de plus en plus facilement.
L'administration, la société civile et le citoyen ne semblent plus accorder la place qui sied au sens de l'Etat.
Nos politiciens, tous comme nos intellectuels, nos hommes de culture et nos docteurs de la foi, semblent céder la place à une nouvelle génération d'apprentis sorciers, sortis, comme par enchantement, d'une lampe d'un Aladin venu tout droit d'un royaume sarrasin.
La grande muette qui aimerait tant qu'on l'écoute, mais le mur du silence est si épais.
Les discours ressemblent de plus en plus à des tirades de caporaux de corps de garde qui finissent toujours par fâcher. Les analyses d'experts ne sont plus que paraboles et fables moralisatrices, remâchées et ressassées à souhait, qui ne font qu'assombrir nos esprits, rajouter à la confusion et épaissir les mystères.
Des virages périlleux
Reste les Institutions. Nos administrations deviennent des espaces de flânerie systématiques, sans vertus, qui feraient se retourner dans leur tombe les pionniers et les pères fondateurs.
Une centrale syndicale qui semble évacuer la galère des luttes sociales, pour d'autres rivages, après avoir longtemps succombé aux chants des sirènes.
La grande muette qui aimerait tant qu'on l'écoute, mais le mur du silence est si épais. Campée aux pieds des monts Kroumirie et arpentant des chemins battus par les légions d'Auguste, elle trouve le temps trop long, à pourchasser ces fantômes barbus.
Dans ce décor impressionniste et néanmoins dantesque, pour qui sait aimer son pays, se bousculent et se heurtent brutalement les nouvelles sur les explosions de mines, les incendies, les suicides, les assassinats, la fuite des sujets d'examens, la baisse de tous les indicateurs, sauf ceux des prix et des températures de ces temps de canicule.
Des députés vissés à leurs sièges vous répéteront à l'ennui, qu'ils sont «maîtres d'eux-mêmes».
Deux ans de transition nous ont appris à négocier les virages périlleux d'un parcours de funambule et à avancer, pas après pas, au-dessus du vide. Sous un chapiteau à quatre mâts, un aréopage de dignitaires de la politique qui palabrent et qui n'en finissent pas d'ergoter autour d'une loi, d'un article, d'une issue, pour qu'enfin, la plèbe se fie à la voix salutaire et sans appel de l'Oracle.
Bien sûr, il y a l'Assemblée nationale constituante (ANC), le saint des saints, où les prêtres vissés à leurs sièges vous répéteront à l'ennui, qu'ils sont «maîtres d'eux-mêmes». Dans «ce poulailler bijoux, dans cette cage d'acajou» s'assemblent, côte-à-côte, les druides de la nation, ses clowns, ses bardes, ses fous à lier, ses troubadours et ses derviches tourneurs. Le temple de la sagesse s'est avéré une véritable foire, source de sarcasmes et de railleries qui font le pain béni de la toile.
Bien sûr, il y a le président provisoire de la république. Écartelé entre l'Oracle et le Temple, il erre comme un vieux loup solitaire dans une nuit sans lune. Mais il a juré d'aller jusqu'au bout de ses errements, convaincu, qu'au bout du chemin, une nouvelle horde l'accueillera parmi elle.
Un gouvernement neutralisé
Mais voilà que se présente un gouvernement sans couleur partisane, béni de tous ou presque. Annoncée par l'Oracle national, notre équipe a été installée dans les dédales de la Kasbah, pour s'attaquer d'urgence à tous les problèmes que, deux ans durant, les gouvernements de la Troïka n'ont pu résoudre. Mais voilà qu'à chaque pas réalisé, un feu nourri de critiques, de harcèlements et même de motions de censure s'abat sur elle. De quoi en faire un gouvernement sans couleur, sans saveur et sans odeur. Et c'est le cas. Face à ces flots d'invectives et à autant d'assauts, ce gouvernement de technocrates né neutre, finirait ainsi par être neutralisé.
Un gouvernement de technocrates né neutre, qui finirait par être neutralisé.
Nous sommes aujourd'hui soumis à une course contre la montre. Elle est périlleuse à plus d'un titre. Notre sécurité nationale est plus que jamais menacée. Chaque jour qui passe élève d'un cran les dangers qui nous guettent.
Ayant terminé leur mandat de constituants, les représentants de l'ANC et les locataires de la présidence de la république sont devenus une grosse charge que le pays ne peut plus supporter. Une charge d'autant plus lourde que dans leur infinie sagesse, ils s'épuisent et épuisent le pays et le peuple tout entier avec leur manœuvres politiciennes et leur propension à s'accrocher aux commandes et à faire durer le plaisir. Mais aussi à défricher le terrain en vue d'une prochaine campagne qui finirait, peut-être, par les remettre en selle.
C'est ainsi que se multiplient les tensions, les confrontations, les heurts et les affaires en justice entre les protagonistes. Et puis cette tendance à imposer des pseudo-activités politiques qui ne sont en réalité que des pré-campagnes électorales, où nos politiques se lancent dans une drôle de guéguerre. Confrontations où les intérêts personnels et partisans l'emportent sur les intérêts de la nation.
Une sainte alliance
Il est urgent aujourd'hui de préparer le pays aux prochaines échéances électorales en réalisant avec sincérité les points repris dans la feuille de route, de mettre fin aux tiraillements politiques et aux querelles personnelles dont les tenants et les aboutissants n'ont rien de politique ni d'intelligent, mais des excès d'émotivité et des blessures d'égos démesurés.
Il faut que nous mettions toutes nos ressources au service de nos forces de sécurité et de notre armée nationale pour conduire le pays, en toute sécurité jusqu'à bon port.
Les étapes réalisées (constitution, loi électorale, Instance des élections, etc.) l'ont été au forceps. Une volonté farouche d'empêcher leur concrétisation ou du moins d'en retarder les échéances, a été démontrée par nombre de parties qui n'avaient aucunement intérêt à sortir du goulot d'étranglement dans lequel le pays s'est retrouvé prisonnier depuis 2012. Mal leur a prit. La pression de la rue, de l'opposition démocratique et de la société civile et les vents contraires de la géopolitique, ont fini par ouvrir la brèche. Mais soyons réalistes. La partie n'est pas pour autant gagnée. Pire, ceux-là même, qui voient dans l'avènement d'une Tunisie nouvelle, libre et démocratique une menace à leurs desseins politiques, à leurs business et à leurs profits, tenteront par tous les moyens de faire avorter le projet pour sauvegarder leurs intérêts, y compris par l'affrontement armé, les sabotages et le terrorisme.
La violence croîtra au fur et à mesure que les élections approcheront. S'ils sont défaits, nous aurons, peut-être, droit à un tableau final d'un feu d'artifice entretenu depuis un certain octobre 2011.
Il faut aujourd'hui déclarer une véritable sainte alliance. Il faut que le gouvernement s'attelle à préparer les conditions favorables à des élections libres et transparentes, que les partis démocrates s'unissent autour d'un projet commun et que leurs leaders mettent leur ego en sourdine, que la société civile joue plus que jamais son rôle de témoin, que l'armée et les forces de sécurité redoublent de vigilance et neutralisent les ennemis de la nation et que les citoyens fassent preuve de patriotisme et acte de solidarité et de croire en cette Tunisie nouvelle, libre démocratique et civile qu'ils ont voulue et qui est là, à portée de main.
* Cadre retraité, auteur.
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