Le pouvoir kurde à Erbil, qui n'est pas sur la ligne du PKK, pourrait-il jouer un rôle positif pour un règlement de la question kurde en Turquie?
Par Michel Roche
L'accélération brutale de la crise au Proche Orient avec l'exportation du conflit syrien en Irak a deux conséquences pour la Turquie: d'une part, avec la prise de Kirkuk, le Kurdistan irakien dispose désormais d'une véritable stature internationale; d'autre part, avec l'enlèvement d'une centaine de ressortissants turcs dont les membres du consulat général à Mossoul, la démonstration est faite que les djihadistes de Jabhat al-Nusra et de l'Etat islamique de l'Irak et du Levant (EIIL) ont échappé à toute tentative de contrôle. Or ces évolutions majeures s'inscrivent toutes deux dans la logique des options de politique étrangère de la Turquie.
La donne pétrolière
Ankara a en effet engagé depuis plusieurs années une politique de rapprochement avec Erbil. Des relations directes ont été établies et, en 2013, un pas symbolique a été franchi avec la visite du Premier ministre kurde à Ankara et à Diyarbakir. Les liens économiques se sont renforcés au point que le Kurdistan est désormais l'un des principaux partenaires commerciaux de la Turquie. L'accord pétrolier permettant l'exportation du brut kurde par le terminal de Ceyhan et l'entrée en fonction du pipeline le 22 mai 2014 constituent le résultat le plus visible de cette politique.
Certes, la Turquie est loin d'être le seul intervenant dans le secteur pétrolier et plusieurs grandes compagnies internationales (Exxon-Mobil, Total, Gazprom), ont elles aussi, contracté directement avec les Kurdes; mais Ankara a franchi un pas supplémentaire avec le pipeline reliant le Kurdistan à la Méditerranée.
Le pétrole du Kudistan irakien joue un rôle déterminant dans le rappochement entre le pouvoir à Erbil et le gouvernement d'Ankara.
Cette évolution a été rendue possible parce qu'Erdogan a fait le choix d'accélérer le rapprochement politique, estimant que le pouvoir à Erbil, qui n'est pas sur la ligne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), pourrait jouer un rôle positif pour un règlement de la situation kurde à l'intérieur des frontières de la Turquie. Le calcul s'est jusqu'à présent révélé payant et les Kurdes de Turquie sont reconnaissants à M. Erdogan de cette évolution, dont ils sont les premiers à profiter. Les dernières élections municipales au printemps ont enregistré un progrès de leur parti dans l'est du pays, et ce sont probablement les électeurs kurdes qui permettront à M. Erdogan d'être élu aux prochaines présidentielles.
La carte kurde reste la seule dont dispose la Turquie pour intervenir dans son voisinage immédiat, mais la prise de Kirkuk a modifié le rapport de force en faveur d'Erbil. Les Kurdes ont regagné une zone qu'ils considéraient comme leur appartenant historiquement; ils ont donc atteint leur objectif territorial en Irak.
Les déclarations en faveur de l'indépendance se sont ainsi très logiquement multipliées à Erbil et M. Barzani a revendiqué le droit à l'autodétermination le 24 juin 2014. De plus, avec le pétrole de Kirkuk, le Kurdistan irakien devient une puissance régionale crédible sur le plan économique. L'un des premiers gestes des nouveaux maîtres de Kirkuk a d'ailleurs été de relier les champs pétroliers nouvellement conquis au pipe-line vers Ceyhan.
La menace de Jabhat al-Nusra et l'EIIL
La Turquie a pris en compte cette nouvelle situation. Dans une déclaration faite le 14 juin à un media kurde, le vice-président de l'AKP, Huseyin Celik, a indiqué qu'en cas d'éclatement de l'Irak c'est au Kurdes irakiens qu'il reviendrait de décider de leur avenir, évoquant leur droit à l'autodétermination. Ankara a aussi fait deux gestes importants pour marquer concrètement son engagement vis-à-vis d'Erbil : trois tankers chargés de brut kurde ont déjà quitté le terminal turc, tandis qu'Erbil, qui n'a plus accès aux capacités de raffinage irakiennes, a reçu des garanties sur les livraisons d'essence.
En Irak avec les combattants kurdes qui font face aux djihadistes de l'EIIL (Ph. Reuters).
Le partenariat avec le gouvernement de M. Barzani s'impose d'autant plus que le Jabhat al-Nusra et l'EIIL menacent désormais la Turquie qui a longtemps fermé les yeux sur leurs activités en Syrie, où elle les a vraisemblablement aidés. Si le départ du président Al-Assad constituait l'axe principal de sa politique syrienne, l'appui aux mouvements extrémistes devait aussi fournir une carte pour le cas où il faudrait affaiblir des velléités d'indépendance des Kurdes de Syrie. Le calcul a échoué et il ne reste plus à Ankara qu'à espérer que l'influence d'Erbil permette aux Kurdes de Syrie de se détacher de l'influence du PKK. C'est d'ailleurs dans ce sens que les discussions semblent s'orienter, et Istanbul a accueilli au début du mois de juin une réunion entre les Kurdes de Syrie et le Conseil national syrien (CNS).
La situation évolue également à l'intérieur de la Turquie elle-même et, à l'approche des élections présidentielles les gestes se multiplient vis-à-vis des Kurdes: le gouvernement vient de déposer un important projet de loi destiné à permettre la relance des pourparlers de paix qui a été reçu très positivement par les Kurdes et, de manière tout-à-fait symbolique, la Cour suprême a reconnu que certains droits du chef du PKK, M. Öcalan, avaient été violés durant son séjour en prison.
Alors que le fait national kurde est en train de s'imposer, M. Erdogan, s'il est réélu, pourra-t-il éviter d'être entraîné dans une dynamique qui risque de le dépasser?
La question vaut tout autant pour M. Barzani qui n'a probablement pas les moyens de contrôler l'impact que l'autodétermination du Kurdistan irakien aurait sur les opinions kurdes hors d'Irak. Quant aux Américains, n'est-ce pas Joe Biden lui-même qui envisageait une révision des frontières, il y a quelques années ?
* Consultant indépendant, associé au groupe d'analyse de JFC Conseil.
Illustration: Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le dirigeant des Kurdes d'Irak Massoud Barzani ont tenté en novembre 2013 de raviver le processus de paix moribond entre Ankara et les rebelles du PKK, lors d'une rencontre inédite à Diyarbakir (sud-est de la Turquie).
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