Par le vote du 26 octobre 2014, les acquis modernes de la Tunisie, qui ont inspiré sa révolution contre la dictature, ont fini par triompher pacifiquement du projet islamiste.
Par Mohamed-Cherif Ferjani*
Après l'adoption d'une constitution démocratique arrachée par la société civile et les forces démocratique à la Troïka, l'ex-coalition gouvernementale dominée par Ennahdha qui voulait faire passer un autre projet concrétisant les conceptions théocratiques, les élections, malgré les dysfonctionnements scandaleux de l'Instance des élections (Isie) qui ont profité aux listes du parti islamiste, ont montré qu'il est possible de vaincre démocratiquement l'islam politique sans recours à l'armée ou à des interventions étrangères. C'est le principal acquis de ce premier couronnement de la transition tunisienne.
N'en déplaise aux chantres de l'exception islamique réfractaire à la démocratie, et aux porteurs de valises de l'islam politique qui ne voient le salut du monde musulman que par le triomphe de leurs amis islamistes, les acquis modernes de la Tunisie, qui ont inspiré sa révolution contre la dictature, bien que ne se traduisant pas dans les urnes lors de l'élection de l'Assemblée constituante en 2011, et malgré les tentatives rétrogrades d'Ennahdha et ses alliés de le remettre en cause, ont fini par se rappeler à l'ordre à travers la résistance des deux dernières années au projet islamiste et par le vote confirmant le rejet de ce projet.
Cette victoire, pour importante qu'elle soit, ne doit pas faire oublier aux défenseurs des acquis modernes de la Tunisie que tous les objectifs de la révolution sont loin d'être atteints. Si la liberté est un acquis fondamental qui a rendu possible la résistance et les victoires remportées sur l'islam politique et ses alliés, le travail et la dignité, notamment pour les populations oubliées dans les régions défavorisées où l'abstention massive lors des élections a limité la déroute d'Ennahdha, doivent être au cœur de la prochaine étape de la transition.
Les attentes des jeunes et des déshérités
Si les jeunes et les populations des régions défavorisées ont manifesté leur insatisfaction par l'abstention c'est surtout en raison de l'absence de réponses aux revendications inspirées par les réalités du chômage et de la dégradation des conditions de vie notamment dans les régions du sud et de l'ouest du pays.
L'éradication du chômage, des inégalités sociales et interrégionales et du terrorisme doit être l'objectif central de la politique des nouveaux gouvernants. Des mesures concrètes doivent être adoptées et mises en application immédiatement pour relever ce défi primordial. Tous les moyens doivent être mobilisés pour y parvenir. La relance des investissements, avec une priorité pour le développement dans les régions défavorisées et les secteurs créateurs d'emplois, ne peut plus attendre.
Sur le plan politique, il est inadmissible qu'une révolution menée par les jeunes se traduise par un renforcement et une pérennisation de la gérontocratie, quelle que soit l'importance de l'apport des aînés qu'il faut remercier pour le rôle qu'ils on joué pour remettre la révolution sur le rail des acquis modernes de la Tunisie.
Béji Caïd Essebsi, qui a accompli sa mission, cèdera-t-il le témoin à un dirigeant démocrate plus jeune?
L'heure de passer le témoin
Dans ce domaine, Béji Caïd Essebsi a largement accompli la mission qu'il s'est donné en créant Nida Tounis en juin 2012. Son objectif était, comme il l'avait précisé lui-même, le rééquilibrage du paysage politique artificiellement dominé par Ennahdha en raison de la dispersion des partisans d'un Etat civile incarnant les acquis modernes de la Tunisie. La victoire électorale des listes de son parti dans les élections législatives du 26 octobre 2014, moins de deux ans après le lancement de son mouvement, créé il y a moins de deux ans, montre qu'il a réussi son objectif.
Il est temps pour lui et pour le pays de passer le flambeau. Aux plus jeunes et aux démocrates de construire sur la base de cet acquis important pour l'avenir de la démocratie en Tunisie! Ce qu'il a de mieux à faire après cette victoire, c'est de se retirer et d'entrer ainsi dans l'histoire par la grande porte en mettant sa popularité au service d'une candidature qui s'inscrit dans le prolongement de son projet et du vote qui s'est exprimé en faveur de ses listes.
La Tunisie ne manque pas de compétences capables de reprendre le flambeau et de poursuivre le combat pour la démocratie, la liberté, la justice et pour la réalisation des objectifs de sa révolution ! Il doit écouter la voix de la raison, éviter les erreurs de Bourguiba qui n'a pas su partir à temps. Il doit se méfier des mauvais conseilleurs qui l'incitent à rester pour s'en servir dans le but de satisfaire leurs propres intérêts personnels et non pour l'intérêt de la Tunisie.
Hamma Hammami et ses camarades du Front populaire ne doivent pas décevoir celles et ceux qui ont vu en eux les meilleurs défenseurs d'une alternative de gauche.
Le nouveau rôle du Front populaire
Pour ce qui est de la gauche, qui a été et reste ma famille politique, la victoire du Front Populaire, qui a réussi là où les autres composantes de la gauche ont échoué, lui donne une responsabilité particulière. Il est appelé à transformer sa victoire en projet unissant la gauche autour des valeurs qui ont toujours été les siennes et qui ont largement inspiré la révolution et la résistance au projet islamiste ! Il doit faire preuve de modestie, d'humilité, d'abnégation et s'abstenir de toute arrogance à l'égard des formations et des courants qui ont perdu pour différentes raisons: en se mettant à la remorque d'autres projets, en se divisant pour satisfaire les égos de chefs obnubilés par leurs ambitions individuelles, ou encore en se détournant de l'action politique par désenchantement ou rejet des querelles partisanes !
Le Front Populaire ne doit pas décevoir celles et ceux qui ont vu en lui le meilleur défenseur d'une alternative de gauche ! Il doit donner l'exemple en mettant sa victoire, ses élus et son capital de confiance au service de la gauche, des classes populaires et des régions défavorisées.
L'heure n'est ni au triomphalisme, ni à l'arrogance mais au travail, à l'esprit de responsabilité, à la recherche des consensus nécessaires pour satisfaire les aspirations légitimes qui ont porté la révolution de la liberté et de la dignité et soutenu la résistance de la société civile contre les projets tournant le dos à ces aspirations.
* Professeur à l'Université Lyon-II.
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