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Grâce à Dieu, la chute politique des islamistes tunisiens s'est faite par la voie des urnes et non par le recours aux armes. C'est un avantage sur l'Egypte et une bénédiction.

Par Zouheir Jamoussi

Que le parti Ennahdha cherche à minimiser le verdict des urnes qui vient de tomber est parfaitement compréhensible: en apparence l'arithmétique du scrutin ne reflète pas la sévérité du verdict.

Pourtant, ces élections marquent un tournant dans la vie politique du pays: le mythe de l'invincibilité d'un parti trop puissant face aux «zéros-virgules» s'est soudain effondré. L'exercice du pouvoir a eu raison de la confiance excessive affichée par les dirigeants du parti islamiste, dont le vote sanction entame à court terme la crédibilité et compromet à plus long terme la viabilité en tant que force politique importante en Tunisie.

Les vrais faux défenseurs de l'islam

La campagne électorale menée par les dirigeants d'Ennahdha en 2011 s'était appuyée sur le l'argument délibérément alarmiste de «l'islam en danger». Ils avaient d'ailleurs misé sur la division du peuple en deux camps, celui des croyants d'un côté et celui des mécréants de l'autre.

Combien de fois a-t-on entendu des dirigeants islamistes comme Sahbi Atig marteler qu'Ennahdha voulait «rassurer les Tunisiens sur leur religion», religion que ce parti s'était donné pour mission de protéger de l'influence pernicieuse des impies.

En réalité, les Tunisiens n'ont commencé à s'inquiéter vraiment au sujet de leur religion qu'à l'avènement d'Ennahdha. L'arrivée de ce parti au pouvoir a en effet favorisé la propagation des thèses salafistes, ainsi que l'offensive brutale et choquante de prédicateurs de tout poil invités et autorisés, au nom d'une conception perverse de la liberté d'expression, à disséminer leurs répugnantes insanités.

Le scrutin du 26 octobre 2014 vient de signifier à tout ce beau monde que les Tunisiens n'avaient jamais eu d'inquiétudes concernant leur religion. Ils affirment, aujourd'hui, ne se reconnaître que dans l'islam tunisien modéré, incarné par leur vénérable école zeitounienne, et solidement enraciné dans leur identité et leur vie.

L'attitude pour le moins ambivalente adoptée par Ennahdha vis-à-vis des salafistes, y compris la frange jihadiste, traitée, comme il était permis de le croire, en potentiel allié et en bras armé de réserve, ne pouvait qu'alimenter la méfiance et la suspicion à l'égard de ce parti. Du coup, la recrudescence du terrorisme et les assassinats politiques lâchement perpétrés sous son gouvernement lui sont, à tort ou à raison, imputés. C'est après tout le salaire de l'ambivalence.

Des islamistes arrimés au vaisseau Qatari

La vocation davantage panislamique que nationale dont les islamistes tunisiens se réclamaient, et que le Qatar cultivait assidument et finançait avec largesse, liait inéluctablement le sort d'Ennahdha à celui du mouvement international des Frères musulmans. Ennahdha s'était arrimé au vaisseau Qatari et avait, à l'instar de ses bailleurs de fonds, nourri le rêve insensé d'un Califat à contre-courant de l'histoire.

Or la défaite des Frères musulmans en Egypte, première étape d'une grande offensive menée contre eux avec la bénédiction et l'appui de l'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe, ne pouvait pas être sans incidences négatives graves sur la position d'Ennahdha sur l'échiquier politique tunisien. Le cordon ombilical qui liait ce parti à l'organisation internationale des Frères musulmans, suite à la «perte» de l'Egypte et la revue à la baisse des visées hégémoniques d'un Qatar à présent sur la défensive, s'est trop affaibli pour maintenir le parti islamiste tunisien dans sa superbe d'hier.

D'autre part, l'actuelle guerre menée par la coalition arabo-occidentale contre «l'Etat islamique» (Daêch), réunit autour des Etats-Unis d'Amérique, devenus cyniques au-delà de l'entendement, le Qatar (tiens !!!), l'Arabie Saoudite, ainsi que d'autres Etats du Golfe. Cette campagne vise à détruire le «Califat» nouvellement proclamé sous l'autorité de Abou Bakr Al-Baghdadi (non pas le Calife que les Frères et les Wahhabites appelaient de leur vœux, mais, si je comprends bien, l'homme qui «voulait être Calife à la place du Calife»).

Dans ce contexte de guerre globale, notre pays s'est encore une fois illustré par l'engagement de bon nombre de ses jeunes, garçons et filles, mais du «mauvais» côté, c'est-à-dire contre la coalition internationale, le Qatar compris. Dieu, quel imbroglio !!!

La Tunisie, toujours sous le gouvernement inspiré de la «troika», l'ex-coalition gouvernementale dominée par Ennahdha, a réussi avec les quelque 3000 jeunes engagés sur le champ de bataille irako-syrien, à se hisser au rang de premier exportateur de jihadistes et cela grâce à l'ardeur et la persévérance de nombreuses agences de recrutement, œuvrant souvent à l'intérieur de mosquées «hors-la-loi» et jamais sérieusement inquiétées par un gouvernement, sinon complice, du moins indifférent ou «neutre».

Ennahdha : une volte-face bien tardive

Sur tous ces fronts, le bilan de l'action d'Ennahdha est franchement négatif. D'où le changement de ton de ses dirigeants, qui se voulaient moins arrogants, plus nationalistes et plus «démocrates» que jamais. Mais cette volte-face est venue trop tard pour rassurer un électorat déjà habitué au double langage pratiqué par ce parti. L'effort tardif visant à soigner son image et rattraper certaines erreurs apparaissait d'ailleurs comme un signe de doute de soi et de faiblesse. Ne voilà-t-il pas là un énorme pan de l'édifice politique d'Ennahdha qui vient de s'effondrer?

Grâce à Dieu la chute politique des islamistes tunisiens, car il s'agit bien de cela, s'est faite par la voie des urnes et non par le recours aux armes. C'est notre avantage sur l'Egypte et en soi une bénédiction.

Cet effondrement d'une bonne partie de l'édifice politique nahdhaoui a entraîné du même coup la chute de partis satellites qui lui étaient inféodés, je veux parler du Congrès pour la république (CpR), et dans une moindre mesure, d'Ettakatol, ainsi que du Wafa, foudroyés par le vote sanction, salaire de leur allégeance quasi automatique au parti Ennahdha et de leur alignement sur les prises de position importantes de ce parti.

Les formations politiques qui constituaient la «troïka» tenaient le même discours; elles se disaient unies dans leur attachement à un objectif commun: la défense et la réalisation des objectifs de la Révolution. Cependant, parler au nom de la Révolution en poursuivant une politique le plus souvent très éloignée des doléances des masses populaires était clairement une imposture. Le peuple tunisien n'en a pas été dupe.

Ennahdha avait, ne l'oublions pas, dès son accession au pouvoir, proclamé, par la voix de certains de ses dirigeants, sa détermination à conserver les rênes du pouvoir pendant un quart de siècle. Il s'agissait moins de pronostics hasardeux que de volonté déclarée de ne plus céder les commandes pendant longtemps, au mépris du processus démocratique.

C'était comme si pour Ennahdha l'élection démocratique de 2011 était le moteur de son accession au pouvoir, engin à larguer une fois parvenu, tel un vaisseau spatial mis en orbite qui se défait de la fusée porteuse. «J'y suis, j'y reste» quoi ! Le projet des dirigeants islamistes visait moins à lancer le processus démocratique qu'à assoir leur pouvoir et à s'y cramponner.

La prolongation de deux ans du mandat de l'Assemblée constituante, en violation de l'accord dûment signé par les différentes parties, sous prétexte que cet accord ne constituait rien de plus qu'un contrat moral, et donc nullement contraignant (!!!), n'était pas de nature à rassurer le peuple tunisien sur la sincérité de l'engagement d'Ennahdha en faveur du processus démocratique. En effet, l'Assemblée se voyait confier, en plus de l'élaboration de la constitution, la tâche législative de promulguer un ensemble de lois généralement sur mesure, destiné principalement à promouvoir les intérêts de l'équipe au pouvoir.

Sur le plan gouvernemental, le parti Ennahdha s'est appliqué à étendre son contrôle sur l'administration et tout le territoire par la nomination massive de hauts fonctionnaires, gouverneurs, délégués et omda quasiment acquis à sa cause, ce qui lui a valu d'être suspecté de vouloir influer de manière déloyale sur le déroulement des élections.

Incompétence et ambivalence de la «troïka»

La justice transitionnelle, logiquement attendue par les Tunisiens, non pas dans un esprit de vengeance mais de justice tout court, a été à peine entamée, et cela «à la carte» et de façon fragmentaire et sélective. Ainsi l'opinion publique est restée sur sa faim, avec un sentiment de frustration et d'indignation. Ainsi la gestion du dossier juridique démontre une fois de plus l'incompétence et l'ambivalence de l'équipe au pouvoir, l'ensemble de sa politique dans ce domaine étant entaché d'opportunisme politico-financier.

Tous ces manquements et défaillances ont contribué à créer un climat de profonde méfiance et d'insécurité. Certes, la société civile a joué un rôle déterminant en adoptant une attitude résolue et ferme à l'égard de tout dépassement. Elle a su en effet infléchir le projet constitutionnel d'Ennahdha dans le sens de la modernité et de la démocratie véritables. Et l'on peut affirmer que la nouvelle constitution, dans sa forme finale, nous la devons principalement à la vigilance et la réactivité de la société civile.

Cependant un vide politique se créait, ainsi que le besoin d'un contrepoids. L'émergence opportune du parti de Nida Tounes s'inscrivait dans ce contexte et répondait à une attente, à un appel, en somme. Les erreurs de la «troïka» et l'évolution de la situation internationale ont accéléré l'essor de ce parti et lui ont permis, à la faveur des dernières élections législatives, de se hisser au rang de premier groupe parlementaire à l'intérieur de la nouvelle assemblée. Le mérite de cette mutation est à mettre au crédit de Béji Caid Essebsi dont la sagesse et le flair politiques sont à saluer.

Recomposition du champ politique

Certes la bipolarisation ainsi née devait s'accompagner de dégâts politiques collatéraux au premier rendez-vous électoral. Il faut souligner à cet égard que l'échec de la gauche modérée (de l'Union pour la Tunisie, UpT en particulier) est essentiellement différent de celui d'Ettakatol et du CpR pour qui l'échec est le résultat du vote sanction. Pour Al-Massar et ses alliés, l'échec était inévitable du fait du vote utile, seule option pour mettre fin au règne sans partage réel du parti Ennahdha. On peut aller jusqu'à dire, sans cynisme aucun, que la séparation électorale de Nida de l'UpT donnait au parti de Caid Essebsi davantage de chances de l'emporter sur les islamistes. Cela ne signifie nullement que les autres partis membres de le l'UpT aient perdu leurs assises populaires respectives, mais, pour ces élections, l'heure était à la bipolarité nette.

La gauche modérée, contrairement aux partis véritablement sanctionnés, retombera sur ses pieds et aura toute sa place sur l'échiquier politique tunisien en mutation : elle récupèrera progressivement tous les déçus de l'islamisme et de ses promesses non tenues et probablement les futurs déçus du libéralisme tous-azimuts. On évoluera ainsi graduellement vers une bipolarité socio-économique classique opposant l'ensemble des partis de la droite libérale à ceux de la gauche plurielle.

L'échéance électorale du 23 novembre 2014 désignera le premier président démocratiquement élu. L'heure est grave, car il s'agira de choisir le plus expérimenté et le plus à même d'occuper et de faire honneur à la fonction suprême dans le cadre défini par la constitution. Le parrainage de candidats dont débattent certains partis est une opération politique délicate. En effet, la fonction de président de la république requiert compétence, sagesse et crédibilité.

L'appui apporté en 2011 par Ennahdha à la candidature de l'actuel président était dicté par des considérations strictement partisanes, et cette démarche, étant donné le bilan calamiteux de la présidence au cours de plus de deux ans, a rejailli négativement sur le parti islamiste. On peut voir un signe positif dans l'actuelle hésitation dont fait preuve Ennahdha à accorder son parrainage cette fois-ci.

L'argument selon lequel un parti ne peut à lui seul accaparer tous les pouvoirs, en assurant la présidence du gouvernement, de l'Etat et de l'Assemblée ne tient pas compte de la nouvelle constitution qui, non seulement définit clairement les prérogatives respectives des trois instances, mais prévoit des garde-fous pour parer à toute démarche anticonstitutionnelle et à toute velléité de gouvernement autocratique.

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