En Tunisie, les calculs politiques ont dénaturé le processus de la justice transitionnelle, transformée en une justice de vengeance et de règlement de comptes.
Par Mohamed Salah Kasmi*
En moins de 6 mois, l'instance «Vérité et dignité» a enregistré 3 démissions. Cette cascade de départs précipités pose des questions.
Tout d'abord un rappel historique : la loi organique portant sur l'organisation de la justice transitionnelle et l'institution de l'instance «Vérité et dignité» a été adoptée par l'Assemblée nationale constituante (ANC) et publiée le 31 décembre 2013 dans la précipitation.
Après deux ans de sommeil dans les tiroirs administratifs, ce texte législatif a été voté à 125 voix. Seul le chapitre relatif à l'immunisation politique de la révolution a finalement été rejeté.
Cette loi comprenant 70 articles vise à dédommager les victimes des régimes de Bourguiba et de Ben Ali et à organiser la transition démocratique. Le texte prévoit la création d'une instance indépendante «Vérité et dignité», chargée de l'établissement de la vérité sur les violations des droits humains commises entre le 1er juillet 1955, date de l'autonomie interne, et la date de la publication de la loi, soit pendant 57 ans et demi.
Comment cette instance compte-t-elle déterminer les responsabilités des organes de l'Etat et de toute autre partie dans les violations après près de 6 décennies? Certaines personnes ont appelé à la fixation de la date de départ à partir de l'année 1952. Pourquoi ne pas remonter à l'emprisonnement arbitraire d'Ali Ben Ghdahem, mort empoisonné le 10 octobre 1867 au fort de la Karraka, prison de La Goulette?
Certes, la justice transitionnelle est une obligation morale envers les victimes d'un passé répressif mais elle ne doit pas pour autant s'éterniser. L'expérience portugaise de la révolution des Œillets du 25 avril 1974, qui a mis fin à la dictature du régime de Salazar, a démontré qu'en l'espace de 2 ans (de 1974 à 1976), la justice transitionnelle est passée pour laisser place aux élections libres et la mise en place d'un régime démocratique.
L'expérience marocaine a consisté en la création d'une instance appelée «Equité et réconciliation» pour établir la vérité sur les violations des droits de l'Homme. Cet organe a été décrié même par des partis politiques qui étaient victimes de la répression exercée par l'Etat et ce, en raison de la divulgation de certaines informations dans les mass-médias. L'instance s'est alors contenté de collecter les données et d'organiser l'archive qui était en très mauvais état. Elle a concentré ses travaux sur un nombre limité de violations et sur les indemnisations, excluant le travail sur la recherche de la vérité bien que cette quête est au cœur de fonctionnement de la justice transitionnelle.
La justice transitionnelle reste dérogatoire par rapport à la justice institutionnelle. Elle ne doit en aucun cas perdurer.
Elle doit également être le fruit d'un consensus entre les élus du peuple tunisien. Les députés de l'opposition n'ont pas participé au vote de cette loi adoptée par l'ANC. Elle a été votée dans l'opacité totale et à la sauvette, dans la nuit du vendredi 14 au samedi 15 décembre 2013 et avant l'adoption de la nouvelle constitution.
La justice transitionnelle ne doit pas non plus devenir un instrument de justice partisane. Sihem Bensedrine, élue le 17 juin 2014 en tant que présidente de l'instance «Vérité et dignité», avait déclaré, le 13 décembre 2013, soit à peine 6 mois avant son élection à la tête de cette instance, que «la procédure de nomination des membres (de cette instance) ne garantit pas suffisamment leur totale indépendance» et que les archives du ministère de l'Intérieur «ont eu largement le temps d'être manipulées, détruites ou volées».
La justice transitionnelle a été une réussite politique et éthique en Afrique-du-Sud grâce à la sagesse d'un militant de la paix courageux et exceptionnel. Nelson Mandela disait : «Un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de la haine, des préjugés et de l'étroitesse d'esprit».
En Tunisie, les calculs politiques ont dénaturé le processus de la justice transitionnelle pour la transformer en une justice de vengeance et de règlement de comptes surtout après la parution, à la fin de l'année 2013, du ''Livre noir''. Cet ouvrage a démontré l'instrumentalisation politique des archives présidentielles et a porté un mauvais coup à la justice transitionnelle.
*Mohamed Salah Kasmi, universitaire et écrivain, auteur de « Tunisie : l'islam local face à l'islam importé » paru à Paris chez L'Harmattan en octobre 2014.
Illustration: Sihem Bensedrine, la très controversée présidente de l'instance Vérité et dignité.
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