Le président du parti Ennahdha a de plus en plus mal à rallier ses partisans à ses positions centristes, favorables au dialogue avec les forces démocrates et progressistes.
Par Dhafer Charrad*
Au cours des 2 dernières années, Rached Ghannouchi a été magistral et a fait preuve d'une intelligence, d'un réalisme et d'un grand sens tactique.
N'importe quel autre parti aurait subit une claque retentissante et un désastre électoral, suite au bilan économique et social catastrophique de ses gouvernements successifs: le sort réservé par les Tunisiens aux partis Ettakatol et Congrès pour la république (CpR) en est le meilleur exemple. Ennahdha, qui dominait la coalition gouvernementale dont ces deux partis faisaient partie, a miraculeusement évité la sanction.
Un fin tacticien
Il faut dire que le président du parti islamiste a eu l'intelligence d'analyser profondément la nouvelle donne politique mondiale et nationale et de changer opportunément de cap, en acceptant, en septembre 2013, de discuter avec Béji Caid Essebsi et Nidaa Tounes, en participant activement au dialogue national et, surtout, en acceptant les conditions du Quartet qui paraissaient, pour ceux qui ont une courte vue, douloureuses et inacceptables pour Ennahdha. Et c'est ainsi qu'il a amorcé le processus de sauvetage de son mouvement d'une descente aux enfers annoncée.
Le premier bénéfice a été une défaite honorable lors des législatives du 26 octobre 2014, qui a permis à Ennahdha, avec 69 sièges dans la nouvelle Assemblée des représentants du peuple (ARP), de rester fort, incontournable et déterminant sur la scène politique nationale.
Par la suite, quand Ennahdha a mis sa machine électorale en branle et appelé ses partisans à voter massivement pour Moncef Marzouki au 1er tour de la présidentielle, organisé le 23 novembre 2014, le parti islamiste savait que Béji Caid Essebsi avait le vent en poupe et ne pouvait pas être battu, mais il cherchait seulement à le bousculer pour prouver qu'il gardait une force de frappe dont il faut continuer à tenir compte.
Ennahdha a ainsi fait la preuve qu'il était capable de donner d'un homme, qui n'a bénéficié que de 65.415 voix lors des législatives, l'image – artificielle et illusoire parce que surfaite – d'un candidat capable, par ses propres moyens, de concurrencer Béji Caid Essebsi et sa redoutable machine électorale.
Entretemps, Béji Caid Essebsi, auquel n'a pas échappé le soutien total et trop mal dissimulé d'Ennahdha à son concurrent, a gardé son calme et ne s'est pas montré rancunier. En vrai renard de la politique, il a fait preuve de bon sens et de sagesse en considérant que les manœuvres d'Ennahdha et sa démonstration de force, qui l'ont empêché de passer dès le premier tour, sont de bonne guerre et légitimes. Aussi n'a-t-il pas fermé toutes les portes à une souhaitable cohabitation et collaboration avec le parti islamiste, bien qu'il ait souhaité se mettre immédiatement au travail en gagnant dès le premier tour et que cela était fort possible sans l'intervention d'Ennahdha.
Quand Marzouki dit qu’il ne doit rien à Ghannouchi et à Ennahdha, pas plus qu’aux autres «appareils politiques», que les partis ne «possèdent» pas l’électorat et «les bases ne suivent pas» mais viennent spontanément à lui de tous les horizons, les dirigeants islamistes doivent avoir quelque inquiétude.
L'encombrant Dr Marzouki
Ceci étant, le leader de Nidaa Tounes a mis Rached Ghannouchi, son alter-égo islamiste et véritable adversaire, en mauvaise posture, car ce dernier, qui cherche aujourd'hui à récolter les fruits de ce qu'il a semé pendant de longs mois, risque de voir tomber à l'eau tous ses efforts et toutes ses manœuvres minutieusement orchestrées, si les partisans d'Ennahdha continuent à soutenir massivement Moncef Marzouki et réussissent à empêcher une victoire nette de Béji Caid Essebsi.
Rached Ghannouchi est certainement convaincu qu'une hypothétique victoire de Moncef Marzouki, dont le médiocre bilan à la présidence de la république, mais surtout le discours électoral violent, dangereux et menaçant, n'augurent rien de bon pour la Tunisie et n'est pas ce qui convient le mieux, ni aux intérêts de la Tunisie ni à ceux d'Ennahdha.
Il est aujourd'hui dos-au-mur et il sait qu'une contribution d'Ennahdha et de ses sympathisants à la probable victoire de Béji Caid Essebsi doit être non seulement réelle et effective mais surtout bien visible et palpable par Nidaa Tounes.
Il sait qu'il n'a aucun intérêt à se mettre à dos Nidaa Tounes, au profit d'un Moncef Marzouki qui, en l'absence d'une base militante digne d'un grand parti, ne représente finalement que sa propre personne, et ce et c'est ce qui l'a poussé à s'énerver et à brandir la menace d'une démission quand le Conseil de la Choura a maintenu pour le second tour sa position de pseudo neutralité du premier tour.
Il est conscient que pour tirer un quelconque dividende de toute sa tactique élaborée, il est dans l'obligation de convaincre les leaders influents d'Ennahdha, le Conseil de la Choura et la majorité des électeurs qui l'ont suivi lors du premier tour, de ne pas rendre trop difficile l'accession de Béji Caid Essebsi à la présidence mais plutôt d'y contribuer de manière visible par Nidaa Tounes.
S'il n'en reste qu'un...
Lors du second tour et pour l'intérêt d'Ennahdha, les leaders belliqueux d'Ennahdha et ses sympathisants doivent comprendre la vraie portée des choix de leur stratège. Ils doivent penser uniquement aux intérêts de la Tunisie et de leur parti et, par conséquent:
- continuer à faire confiance aux choix de Rached Ghannouchi;
- ne pas saboter toute la stratégie et tous les efforts de leur président;
- ne pas le désavouer, au risque de le perdre et de provoquer l'implosion et la perdition de leur parti;
- ne pas engendrer des frictions et des scissions déjà perceptibles au sein d'Ennahdha;
- ne pas rater l'opportunité de participer activement et utilement à la gestion du pays et acculer ainsi Ennahdha à un simple rôle d'opposant.
A bons entendeurs...
* Diplômé en sciences économiques et planification.
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