Si un gouvernement de coalition devait à être mis en place en Tunisie, il devrait se réaliser avec les formations libérales et progressistes, et non avec Ennahdha.
Par Néjib Ayachi*
L'insistance que mettent certains responsables américains, européens et arabes – aussi bien que des «experts» en affaires moyen-orientalistes à Washington et ailleurs – à suggérer que Nidaa Tounes, parti tunisien laïc et centriste, forme une coalition gouvernementale avec le mouvement islamiste d'Ennahdha n'a aucune espèce de fondement.
Aux élections législatives (du 26 octobre dernier, NDLR), Nidaa Tounes, avec d'autres formations libérales et progressistes, a battu de manière convaincante Ennahdha et son président (Béji Caïd Essebsi, NDLR) a de très sérieuses chances de remporter le scrutin présidentiel du 21 décembre. L'idée, d'après certaines parties externes, serait que Nidaa Tounes devrait s'allier avec Ennahdha au service de la réconciliation et la stabilité du pays.
La société tunisienne est, depuis longtemps, homogène
Nombre de Tunisiens estiment que cette proposition est loin de tenir compte des véritables réalités politiques de leur pays et qu'elle constitue, en définitive, une maladroite ingérence dans leurs affaires internes de la Tunisie.
S'il est vrai que, récemment, la société tunisienne a été secouée par une intense polarisation laïcité/islamisme, elle n'est nullement «divisée» et n'a aucunement besoin de «réconciliation».
Le cas tunisien n'a aucune espèce de relation avec les situations libyenne, syrienne ou irakienne, ou même celle de l'Egypte. La Tunisie est un pays dont la société a toujours été, depuis des temps très anciens, unifiée et homogène, du moins ethniquement et religieusement, et son principal mouvement islamiste déclare publiquement qu'il accepte de jouer le jeu démocratique.
Taieb Baccouche (Nidaa Tounes) et Touhami Abdouli (Front du salut national).
Le fait que les islamistes tunisiens fassent partie de ce jeu démocratique et qu'il en respecte les règles – ce qui semble poser problème aux décideurs américains et leurs conseillers universitaires et d'ailleurs – n'a aucune espèce d'importance aux yeux des Tunisiens. Ennahdha s'est intégré et, avec une certaine adresse, il prend part au jeu politique. Il a, en de très nombreuses occasions, affirmé qu'il accepte le verdict des urnes.
S'il y a des divisions qui persistent, celles-ci ne sont que de nature économique – à savoir qu'il reste indéniable que les régions de l'intérieur du pays souffrent encore d'un niveau élevé de dénuement économique et social.
En effet, la priorité, pour la majorité des Tunisiens, est loin de résider dans cette obligation d'imposer à tout prix une laïcité absolue et intransigeante, ni de mettre en œuvre une charia médiévale ou, encore moins, d'établir une théocratie dans le pays.
Les trois années de transition sous un gouvernement dirigé par les islamistes d'Ennahdha ont été marquées de manière indélébile par une mauvaise gestion des affaires de l'Etat tunisien qui a eu des conséquences économiques néfastes et donné lieu à la montée de l'activisme islamiste radical, de la violence et de la percée du terrorisme – jusqu'ici inconnu en Tunisie.
Cette période (de gouvernement nahdhaoui, NDLR) a certes été marquée par un débat intense, mais nombre de crises sérieuses ont été résolues. Les Tunisiens ont réussi à franchir des obstacles importants et couvert un long chemin sur la voie de la construction d'un système démocratique réellement participatif et la mise en place des institutions dont cette entreprise a besoin, se fondant en cela sur une des constitutions les plus progressistes qui puissent exister à l'échelle planétaire. A présent, il s'agit pour eux de répondre à cette priorité d'améliorer les conditions sécuritaires et socio-économiques de leur pays, et de pouvoir vivre dignement et en paix, ensemble.
Des succès importants ont déjà été réalisés
Les pressions externes qui suggèrent que les Tunisiens devraient recourir à la formation d'un gouvernement de coalition qui associerait les islamistes ne tiennent nullement compte de la volonté des Tunisiens. Ceux qui exercent ces pressions font fi de la décision de la majorité des électeurs qui ont voté aux législatives du 26 octobre dernier – sur lesquelles tout le monde s'accorde à dire qu'elles ont été libres et équitables – qui ont mis hors jeu les islamistes et leur incompétence, aussi bien que leur agenda réactionnaire.
Pareilles pressions qui soutiennent l'idée selon laquelle les Arabes et les musulmans devraient intégrer la religion dans leurs affaires politiques sont également condescendantes.
La Tunisie a couvert un terrain appréciable sur la voie des réformes démocratiques. Ses succès en matière de libertés et de droits humains sont plus qu'importants. La société civile tunisienne, qui a atteint un niveau de mobilisation très élevé, n'a pas l'intention de s'arrêter et ne laissera aucun pouvoir – qu'il soit laïc ou islamiste – détricoter le processus démocratique.
Touhami Abdouli Front du salut national) et Mustapha Kamel Nabli (ex-gouverneur de la Banque centrale).
Insister, comme certains le font, sur cette illusoire division laïcité/islamisme de la société tunisienne qui aurait besoin d'une réconciliation et de la formation d'un gouvernement de coalition qui transcenderait des clivages revient, en définitive, à promouvoir l'intérêt des islamistes à garder leur place sur la scène politique et à défendre leurs dirigeants. Certains de ces derniers, en effet, pourraient tomber sous le coup de la loi et auraient sans doute à rendre des comptes sur des accusations de corruption et de soutien au terrorisme, une fois que les pouvoirs législatif et présidentiel seront aux mains des partis laïcs.
La pression (externe, NDLR) de former une coalition islamo-laïque peut aussi être une tentative de détournement de l'attention des raisons fondamentales qui ont été à l'origine du Printemps arabe. Ce sont bien ces problèmes-là, s'ils ne sont pas résolus, qui seront à l'avenir cause d'instabilité et d'autres soulèvements. C'est là que réside la véritable menace au processus démocratique tunisien – et non pas ailleurs.
Faire du bien-être de tous les Tunisiens un axe central
Ce que les Tunisiens espèrent voir, c'est la formation de gouvernement compétent et cohérent qui, avec le soutien du parlement, pourra s'atteler à l'urgente tâche sécuritaire, continuer à renforcer l'Etat de droit, réformer les systèmes judiciaires et sécuritaires, de façon à ce qu'ils respectent plus les droits humains et qu'ils soient plus professionnels et efficaces, et améliorer aussi la gouvernance.
Les Tunisiens souhaitent aujourd'hui que leur prochain gouvernement révise les politiques économiques voulues instamment par le prétendu Consensus de Washington et qu'il mette en œuvre un changement de paradigme du modèle de développement économique du pays. Ceci impliquera nécessairement de faire du bien-être de tous les Tunisiens l'axe central de la politique du prochain gouvernement et de développer les capacités productives locales qui sont génératrices d'emplois et accordent une priorité absolue aux besoins internes – et non pas seulement à ces très souvent illusoires besoins de la mondialisation.
Etant donné toutes ces considérations, si un gouvernement de coalition venait à être créé, il devrait se réaliser avec les plus petites formations libérales et progressistes –avec le Front populaire, par exemple, qui a enregistré un score honorable aux dernières législatives. Une telle coalition serait mieux placée pour concevoir et mettre à exécution un modèle de croissance économique et de développement équitable et inclusif, et elle obtiendrait le soutien populaire le plus large, notamment celui des organisations syndicales, des travailleurs, des couches indigentes et autres laissés-pour-compte de la société tunisienne. Pareille démarche aurait aussi le mérite d'établir une véritable stabilité sociale – ce que ne saurait produire une coalition avec les islamistes.
Ennahdha a différentes options pour démontrer qu'il a sincèrement l'intention de respecter les règles démocratiques, de se plier à la volonté populaire, qui s'est clairement exprimée lors des élections législatives, et qu'il souhaite résoudre les problèmes sécuritaires et socio-économiques pour le bien de tous les Tunisiens. Jusqu'ici, cela ne semble être la priorité des islamistes. Outre le contrôle qu'ils devront exercer sur leurs alliés idéologiques qui recourent à la violence, les islamistes ont la possibilité d'user de leur influence au sein du parlement, sans avoir à faire partie d'un gouvernement de coalition.
Le processus démocratique tunisien doit suivre son cours normal sans aucune entrave. Si le nouveau gouvernement ne traite pas les causes du Printemps arabe tunisien de manière efficace, avec ou sans les islamistes, nous assisterons assurément à une deuxième phase de la Révolution tunisienne.
Traduit de l'anglais par Moncef Dhambri
* Néjib Ayachi, fondateur du think tank indépendant Maghreb Center, basé à Washington, et directeur de son 'Maghreb Center Journal''.
** Titre et intertitres sont de Kapitalis.
Source : ''Daily Star''.
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