Moncef Marzouki a montré qu'il n'est pas un homme d'État capable d'unir le pays, de relever les défis de la sécurité et du développement et d'asseoir des institutions démocratiques.
Par Mouhieddine Cherbib*
Je dois préciser d'abord que Mohamed Moncef Marzouki (MMM) a longtemps été pour moi un compagnon de lutte et un ami. Je fais partie des gens qui l'ont soutenu et aidé durant les années de lutte contre le système Ben Ali.
J'étais à un certain moment parmi «les visiteurs de Carthage» – notamment, pour la préparation du Forum social mondial à Tunis en 2013 –, et je pensais sincèrement que le nouveau président allait changer radicalement la manière de présider, qu'il allait faire ce qu'il pouvait pour promouvoir les droits humains, la liberté d'expression contre la nouvelle raison d'État que l'on voyait poindre du côté de la Kasbah.
Marzouki fait participer le prédicateur extrémiste Béchir Ben Hassen à sa campagne électorale.
«Où va-t-il ? Où nous emmène-t-il?»
Je l'ai félicité le jour de sa désignation, par l'Assemblée nationale constituante (ANC), président de la République. Quel symbole, me disais-je! Un des nos militants des droits humains s'assoit à la place de Bourguiba, leader du mouvement de libération nationale, et de l'usurpateur Ben Ali!
Bien sûr, je connaissais son inconstance, ses foucades: un jour il est contre toute forme de présidence, un autre le voilà candidat à la magistrature suprême, depuis l'aéroport... Une fois il est pour le collectif du 18-Octobre, une autre, il le voue aux gémonies... Un jour il dit renoncer à l'action politique, un autre il se présente comme le légitime dépositaire de tout le patrimoine de cinquante ans d'opposition à Bourguiba et à Ben Ali...
A mesure que Marzouki s'installait à Carthage et y prenait ses aises, on commençait à rire jaune et à se dire: «Où va-t-il ? Où nous emmène-t-il?»
Parce que «le printemps de Carthage» que nous attendions s'est très vite dissipé, laissant la place à un microclimat un peu ubuesque, et à une cour grouillant d'intrigues et de ressentiments.
Car présider c'est savoir s'entourer de conseillers et d'experts. Marzouki disposait d'un budget trop conséquent pour s'en priver. Et on a vu ce «grand laïc» s'entourer d'islamistes en rupture de parti dont la haine pour les démocrates est un secret de polichinelle. Je suis bien placé pour le savoir.
On les a vus accueillir les prédicateurs les plus fanatiques avec les honneurs dus à des hommes d'État. On les a vus tenter de saborder les efforts de l'UGTT pour organiser le Dialogue national. On les a vus s'opposer aux avancées démocratiques dans l'élaboration de la Constitution. On les a vus désigner à la vindicte publique les journalistes et les intellectuels...
Carthage en aura vu défiler des conseillers. Les plus sérieux ont démissionné, très vite ou de guerre lasse: les Hédi Ben Abbes, Aziz Krichen et bien d'autres... Ne sont restés que les opportunistes et les flatteurs. Ceux-là même qui ont commis le ''Livre noir'', ou plutôt cette tache noire visant à salir toute une profession. Ceux qui se répandent dans les médias et les réseaux sociaux pour défendre une révolution dont ils veulent capter l'héritage alors qu'ils n'y ont jamais cru. Entouré de ces apprentis sorciers, «le père» Marzouki s'est transfiguré jusqu'à ressembler au père Aristide**. Sauf qu'il n'a pas les moyens de devenir un dictateur comme son alter ego haïtien.
Les fascistes au palais de Carthage
La tentation populiste de MMM, on la devinait. Mais on ne pouvait imaginer l'ampleur de la dérive. Voilà un homme qui se présente aux médias français comme «un laïc de gauche», chef de file de la «gauche sociale» (dernière trouvaille de campagne) et comme l'artisan de cette alchimie si caractéristique de la révolution tunisienne: l'alliance miraculeuse entre les «islamistes modérés» et les «sécularistes modérés». Alors que le parti dont il est le fondateur et dont il est toujours le président d'honneur, est dirigé par les islamistes les plus durs. Entre un Imed Daïmi et un Nejib Chebbi, qui est modéré et qui est fanatique? Entre un Samir Ben Amor et un Hamma Hammami, qui représente la gauche sociale?
Sous son règne, la diplomatie tunisienne a été réduite à une prosternation devant l'émirat du Qatar.
Sous le règne «laïc» de MMM, le palais présidentiel est devenu une véritable cour des miracles où se promènent les fascistes de toutes les couleurs: les pires prédicateurs, y compris les zélateurs d'Al-Qaïda qui s'en vont répéter que «celui qui délaisse la prière mérite la mort». On était pourtant averti, dès le discours d'investiture, lorsque MMM, ce défenseur des droits des femmes, s'est posé en protecteur du niqab. Et plus tard, en un clin d'œil appuyé aux pires salafistes, lorsqu'il a plaidé la cause des jeunes femmes niqabées et leur droit d'accès aux salles d'examens, contre l'avis de toute la société civile démocratique, de l'institution universitaire et du tribunal administratif.
Que dire aujourd'hui lorsque des «takfiristes» notoires le rejoignent : qui sur une tribune dans la ville de Msaken, qui au cœur de la Grande Mosquée Zitouna, pour soutenir sa campagne?
Que dire des groupuscules fascisants des Ligues de protection de la révolution (LPR), qui hier assiégeaient la télé pour terroriser les journalistes et suivaient les démocrates à la trace pour les empêcher de tenir meeting dans les différents gouvernorats, les menaçant de lynchage et passant à l'acte à l'occasion (l'affaire Nagdh). Composés de fanatiques et de petites frappes, les délégations des LPR étaient reçues hier à Carthage avec les honneurs, ils animent aujourd'hui la campagne du candidat Marzouki, développant la même rhétorique de haine et de lynchage.
Certes, MMM est soutenu par d'autres forces et d'autres figures dont personne ne peut contester l'engagement démocratique. Mais le fait qu'il laisse ses encombrants soutiens mener campagne en son nom disqualifie définitivement l'ancien président de la LTDH qu'il a été. Car les LPR et les imams fanatiques sont l'exacte négation de la cause des droits de l'Homme.
MMM n'hésite pas, entre deux envolées contre «le retour de l'ancien régime», de ressortir sa casquette de défenseur des droits de l'Homme, alors que Jabeur Mejri, objet d'un verdict «saoudien» (7 ans de prison pour une caricature du Prophète Mohamed publié sur Facebook) a dû attendre plus de deux ans pour que l'hôte de Carthage, après moult promesses non tenues aux ONG nationales et internationales et à la famille, se décide à le gracier, non sans avoir au préalable consulté «les autorités religieuses» (sic). Et qui ne se souvient de l'affaire de Baghdadi Mahmoudi, l'ancien Premier ministre libyen livré à ses bourreaux par le gouvernement Jebali, montée en épingle pour illustrer le souci présidentiel des droits de l'Homme, et dont on ne connaît pas le fin mot.
Alors trop c'est trop!
Faut-il ajouter l'improvisation et l'incroyable amateurisme, pour ne pas dire plus, en matière de politique étrangère: la rupture avec la Syrie dans les conditions que l'on sait, les partis-pris en Libye, les rodomontades contre d'autres partenaires maghrébins... Une seule constante : l'allégeance au Qatar, dont on vante les dirigeants (si peu démocrates mais tellement généreux) et les médias auxquels MMM réserve la primeur de ses cogitations (bonjour la symbolique nationale) et y prédit à ses opposants la potence d'une deuxième révolution.
Marzouki invite les milices violentes des LPR au Palais de Carthage.
Un populiste inconstant et incendiaire
Mais le faux-pas ultime, pour ne pas dire la forfaiture de cette campagne en forme de fin de règne tapageur, reste d'avoir laissé certains pyromanes qui animent sa propagande électorale souffler sur les braises de la divisons du pays et alimenter la haine des Tunisiens contre les Tunisiens faisant feu de tout bois et exploitant telle ou telle maladresse du candidat adverse.
S'agissant de Béji Caïd Essebsi, je m'étais longtemps juré de ne pas voter pour lui (voir ma position que j'ai publiée, avant le premier tour des élections présidentielles). D'abord parce qu'il a longtemps fait partie (pas toujours il est vrai, l'homme est complexe) d'un régime que j'ai combattu avec beaucoup d'autres, ma vie durant.
Béji Caïd Essebsi (BCE) est un conservateur, alors que je me considère comme un homme de gauche. Mais parlons clair: je préfère un conservateur identifié que je pourrai combattre à un acteur politique non identifiable, un populiste inconstant dont la parole incendiaire peut allumer la haine à tout moment.
On l'aura compris: la rhétorique selon laquelle «on ne choisit pas entre la peste et le choléra», que j'ai un moment partagée, ne me convainc plus. Je fais mienne l'attitude de Adnane Hajji et d'autres amis: il faut d'abord neutraliser le pire, pour la suite on est déjà paré pour le combat.
Je peux comprendre qu'on puisse voter ou défendre Marzouki. Des militant(e)s reconnu(e)s ont pu faire ce choix dont certains de mes amis comme Ayachi Hammami, Charfeddine El-Kellil, ou Khalil Zaouia... Je tiens ici à condamner les attaques parfois odieuses dont ils font l'objet. Comme je condamne les groupes d'excités qui perturbent les meetings de MMM à coup de «Dégage» très peu démocratiques.
Je précise également que les campagnes contre les dépenses supposées somptuaires de Carthage sont pour le moins dérisoires. A ce jeu-là, il n'est pas sûr que les adversaires de Marzouki soient en reste.
Moncef Marzouki a montré qu'il n'est pas un homme d'État capable d'unir le pays, de relever les défis en matière de sécurité, de développement social et économique et d'asseoir des institutions démocratiques.
Moncef Marzouki n'est pas Néron. Et demain le pays retrouvera son unité, mais il aura contribué à raviver les ferments du régionalisme et du tribalisme. Rien que pour cela il est à jamais discrédité à mes yeux.***
* Militant des droits humains.
** Le Père Jean Bertrand Aristide, ancien président de la République d'Haïti.
*** Ce texte est une réponse aux amis-es, en France et en Tunisie, qui se demandent pourquoi j'ai fait circuler et signer, il y a une semaine, la pétition «Les Démocrates et progressistes tunisiens à l'étranger: contre le candidat de la haine et de la division... ».
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