Si on compare Caïd Essebsi à Moncef Marzouki, son adversaire du 2e tour de la présidentielle, force est de constater que le «révolutionnaire» n'est pas celui qui le dit.
Par Jamila Ben Mustapha*
Beaucoup de ses partisans pensent que le double triomphe de Nidaa Tounès aux élections législatives et présidentielles est un renouement avec une Tunisie réformiste, familière et aimée. Bien plus justement, il ne s'agit pas tant d'un retour pur et simple au passé que du franchissement par le pays d'une étape radicalement nouvelle.
Le temps de la synthèse
Dans une perspective hégélienne, après la thèse de la longue dictature moderniste et l'antithèse de la brève démocratie islamiste, voici venir le temps de la synthèse!
Le nouveau visage du pays représente la conquête d'un équilibre heureux entre le modernisme passé, héritage du bourguibisme, mais débarrassé de son autoritarisme violemment rejeté par le soulèvement du 14 janvier 2011, et le régime démocratique transitoire de ces 3 dernières années, mais dépouillé de la prédominance écrasante d'un seul parti – Ennahdha – et de ses alliés.
Nous-nous dirigeons actuellement, pour la première fois de notre histoire, vers un régime démocratique que nous espérons irréversible et définitif, avec, au Parlement, une majorité relative du parti de Nidaa, mais appelée à coexister avec le second grand parti du pays, Ennahdha, pour le plus grand bienfait de la construction démocratique.
Malgré tout ce qu'on a pu penser sur le taux d'abstention, le choix peu ou pas éclairé des électeurs, le vote des Tunisiens, considéré dans son ensemble, est marqué par une grande cohérence: ces derniers ont tenu, après lui avoir donné ses chances, à écarter Ennahdha du pouvoir exécutif et à le faire passer au second rang, à l'Assemblée. Ils ont su, ainsi, adopter la logique de l'alternance: puisque l'ancienne équipe a plutôt échoué, voyons donc si la nouvelle pourrait mieux faire!
On peut se demander aussi si l'islam politique dont on dit que la référence doctrinale, en ce qui concerne la géographie, est plutôt la Communauté des croyants que le pays où il se trouve, n'est pas en train de se tunisifier. A l'intérieur d'Ennahdha, on observe les mêmes pratiques inévitables et saines, que dans les autres partis: démissions, crises, affirmations de dirigeants - R. Ghanouchi, A. Mourou, S. Dilou, L. Zitoun – qui, sans être contradictoires, ne se recoupent pas tout à fait, et reflètent, chacune, la personnalité de son auteur.
Le démagogue et le pédagogue
Si on compare Béji Caïd Essebsi à son adversaire du deuxième tour, Moncef Marzouki, force est de constater que l'occasion nous est offerte, alors, de constater encore une fois que «les apparences sont trompeuses»: de par son passé politique, l'un pourrait être considéré comme «conservateur» et l'autre se revendique lui-même comme un «révolutionnaire» permanent (terme galvaudé, répété jusqu'à plus soif, ces dernières années et paradoxalement surtout, par des parties extrémistes que l'on situerait, plutôt, nettement à droite de l'échiquier politique!)
Premier paradoxe constaté: le président provisoire est un intellectuel qui a écrit beaucoup de livres. Comment se fait-il alors que, s'il y a une classe qui se méfie nettement de lui, ce soit celle de l'élite cultivée justement, qui, en principe, aurait dû être la plus apte à l'apprécier? Son populisme constamment affirmé – et la tentation démagogique qui en découle – serait-il la cause de cette attitude de rejet?
Autre paradoxe : qu'observe-t-on, dans la pratique des deux concurrents au deuxième tour qui, seule, au-delà de la phraséologie adoptée, donne une idée juste de leur attitude politique? On se serait attendu, à première vue, à une campagne plus rationnelle de l'intellectuel de gauche, tel que se présente Moncef Marzouki, que de celle du vieux destourien.
Eh bien! Ne voilà-t-il pas que le président provisoire, au cours de sa campagne, multiplie les promesses au peuple, celles qui sont de son ressort, comme celles qui ne le sont pas, alors que du côté de Béji Caïd Essebsi (BCE), qui pourra, de fait, influencer le gouvernement dominé par le parti qu'il a créé, on constate plus de modération et de justesse: il tient à souligner, quand il va à la rencontre des populations défavorisées, que l'amélioration de leur situation ne pourra se faire que de façon progressive.
On pourrait prendre un second exemple, capital celui-là, qui confirme ces attitudes inattendues et inversées: l'Histoire retiendra comment, pour la première fois dans un pays arabe, en octobre 2011, la transmission du pouvoir a été faite, au cours d'une cérémonie à La Kasbah, de la façon la plus paisible – avec le sourire et l'humour, la distribution de thé et de gâteaux – par l'ancien Premier ministre de l'époque, BCE en l'occurrence, à son successeur Hamadi Jebali.
Or, voilà qu'à l'annonce des résultats donnant BCE comme premier président tunisien élu par le suffrage universel, on ne retrouve absolument pas ce même fair-play, de la part de celui qui a pourtant prétendu poursuivre un seul but dans sa vie: contribuer à l'édification de la démocratie dans un pays arabe!
Son attitude a été caractérisée, pour le moins qu'on puisse dire, par les tergiversations et la récrimination virulente pendant quelques jours, pour enfin s'apaiser et se résigner à accepter une passation du pouvoir qui aura lieu, le mardi 30 décembre 2014, pour la bonne raison qu'aucune autre solution n'est, institutionnellement, envisageable!
Et enfin, au-delà de la réussite politique de BCE, ce qu'on peut souligner, c'est le caractère exemplaire, exceptionnel de son parcours, de l'image qu'il donne, même au niveau mondial: il est, à notre connaissance, le premier président élu à 88 ans! Et, sur le plan humain, quel modèle revigorant il peut donner, à nous tous! Nul n'a le droit de se plaindre de son grand âge, après lui!
Être appelé par le destin à 84 ans d'abord, après 20 ans de retraite politique, pour assurer la première transition démocratique de son pays, après un changement de régime, puis à 88 ans pour se donner un des plus grands projets que l'on puisse avoir: devenir président de la république! Réaliser ce but, non à la suite de tractations sans fatigue, mais à la force du poignet; avoir assez de souplesse d'esprit pour évoluer et s'adapter aux nouvelles conditions historiques à un âge aussi avancé; donner, si tard, un sens magistral à sa vie; faire preuve d'autant de combativité, mener, tambour battant, une campagne harassante à deux tours : non, avec cet exemple, on n'a plus le droit de se sentir vieux à 60 ans, de croire que l'immobilisme et l'attitude dépressive qui va avec sont dorénavant notre lot!
* Universitaire.
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