Dans cette lettre ouverte à Béji Caïd Essebsi, l'auteur met en garde Nidaa Tounes contre une éventuelle participation d'Ennahdha au prochain gouvernement.
Par Rachid Barnat
Monsieur le Président,
Aurions-nous perdu 4 années pour rien et les élections démocratiques qui ont eu lieu ne représentent-elles rien pour vous? Je n'ai cessé de dénoncer l'attitude de certains hommes politiques qui se persuadent qu'Ennahdha est incontournable et indispensable à la vie politique en Tunisie. Voilà que certains journalistes, pourtant d'habitude éclairés, apportent même leur pierre à l'édifice, comme si tout ce petit monde avait réellement peur de la démocratie ou des Frères musulmans parce que soutenus par le Qatar, les Etats-Unis et l'Union européenne! Et que font-ils de la volonté du peuple, maintes fois et clairement exprimée, pour souhaiter l'élimination du pouvoir des islamistes?
Or Ennahdha fait comme si le scrutin n'avait pas existé, comme si une volonté ne s'était pas exprimée et Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, ne cesse donc de faire des appels du pied pour gouverner avec Nidaa Tounes.
Le b.a.-ba de la démocratie
Les rumeurs dans un sens et dans un autre remplissent les réseaux et les médias et il est indispensable que les choses soient rapidement clarifiées.
Allez-vous faire l'affront à vos électeurs de partager le pouvoir avec Ghannouchi; et ce n'est pas ici ni le nombre de ministres ni leurs noms qui importent mais le principe. Vous-vous étiez déjà trompé en 2011 en faisant confiance aux islamistes, ce que vous avez admis en présentant vos excuses aux Tunisiens. Allez vous commettre une seconde erreur? C'est juste qu'Ennahdha doit, comme vous, respecter les règles du jeu démocratique et qu'il doit respecter aussi la volonté des Tunisiens exprimée par deux fois dans les urnes ! C'est le b.a.-ba de la démocratie.
Avec beaucoup de Tunisiens, j'ai participé, à mon niveau, à votre campagne et j'ai voté pour vous. Mais mon vote n'est pas et ne sera jamais un blanc-seing.
Vous semblez vouloir vous laisser tenter par un partage du pouvoir avec ceux que les Tunisiens ont écarté du pouvoir. Trahiriez-vous vos électeurs qui, dans l'avenir, auront bien du mal à croire encore en l'élection?
Il est clair, sauf à être intellectuellement malhonnête, que le vote qui s'est exprimé en votre faveur l'a été parce que l'on voyait en vous celui qui pourrait écarter de ce pays la présence au pouvoir des islamistes. Or, il semble que dans le nouveau gouvernement figureraient des islamistes et beaucoup se sentiront trahis par vous à juste titre; et auront du mal à vous faire à nouveau confiance.
Est-ce pour vous faire pardonner d'avoir servi sous Ben Ali que vous le feriez? Est-ce pour rassurer Ghannouchi et sa bande contre le «taghaouel» (hégémonie) qu'ils brandissent pour nous faire peur, eux qui l'ont exercé méthodiquement? Est-ce pour plaire aux Américains et aux Européens qui veulent que nous fassions en Tunisie ce qu'ils ne font pas chez eux, faisant de notre Tunisie un laboratoire expérimental pour la «démocratie à usage arabe»? Est-ce par je ne sais quelle naïveté que vous admettriez une telle incohérence?
Une faute grave contre le pays
Quelles que soient vos raisons pour accepter une telle participation des «Frères» au gouvernement, elles sont mauvaises car elles signifient que vous n'avez pas compris que l'islamisme politique est le terreau dans lequel prospèrent tous les fanatismes.
Mais en plus cette trahison, si par malheur vous cédiez à Ghannouchi, serait une faute grave contre le pays. Et vous, qui vous réclamiez de Bourguiba, je suis certain, car sa vie et son comportement l'ont montré, qu'il n'aurait jamais transigé à aucun point de vue et en aucune manière avec ceux dont il avait compris qu'ils veulent nous ramener quatorze siècles en arrière. Ce serait une double trahison: de votre maître en politique mais aussi de vos électeurs.
Vous nous dites que les islamistes représentent une grande partie des électeurs et qu'il faut en tenir compte. Dans quelle démocratie sérieuse avez-vous vu que la minorité est au pouvoir avec la majorité?
En réalité cette configuration inaugure soit une nouvelle forme de dictature car qui pourra s'opposer à cette majorité très large qui finira par devenir, malgré ses contradictions, une hégémonie?
Maintenant votre parti vous soutiendra – du moins le pensez-vous – et vous serez également soutenu par les obscurantistes qui ne pourront désavouer leurs ministres. Alors qui vous dira vos vérités et qui s'opposera à vos erreurs? Ce qui reste est trop peu nombreux pour peser; et ainsi vous vous entendrez comme larrons en foire avec ceux qui étaient vos adversaires; et vous pourrez diriger ce pays comme le ferait un dictateur.
Et si ce n'est pas une dictature qui s'ouvre, ce qui est peu probable; ce sera alors un pouvoir de compromissions, de demi-mesures, de paralysie; chacune des forces tirant à hue et à dia en sens diamétralement opposé, alors que le pays a besoin d'une action gouvernementale énergique.
Allez-vous avec des alliés comme ceux-là faire évoluer des questions qui sont pourtant essentielles pour l'avenir du pays? Allez-vous établir enfin une égalité successorale entre hommes et femmes à une époque où plus rien ne justifie la différence? Allez-vous permettre les dispositions testamentaires qui permettraient de faire progresser le pays en évitant les successions mal réglées et source d'inertie économique? Allez-vous laisser les associations dites de charité, de toute évidence financées par les pays du Golfe et d'Arabie, poursuivre leur œuvre et faire du prosélytisme pour l'islamisme et le wahhabisme qui le fonde? Allez-vous laisser les mosquées retentir de discours politiques appelant au jihad et à la violence? Allez-vous laisser prospérer les crèches et écoles «coraniques» qui assurent l'éducation des jeunes pour en faire de bons musulmans selon les critères des Frères musulmans, puisque leurs parents sont «perdus pour la société idéale des Frères», comme le rappelait le vice-président d'Ennahdha Abdelfatah Mourou au prédicateur extrémiste Wajdi Ghanim? Pensez-vous que vous avez quelque chose à faire avec ceux dont le fond de l'idéologie est une critique des valeurs dites occidentales alors qu'elles sont universelles, avec ceux qui ne peuvent prospérer qu'en opposant les «croyants» aux «mécréants»? Croyez-vous vraiment qu'il y a quelque chose à espérer d'une telle idéologie que fonde le wahhabisme?
Les islamistes font le dos rond
Pour qu'il en soit ainsi, que céderiez-vous aux islamistes pour qu'ils viennent dans ce gouvernement? Est-ce l'impunité des crimes et des assassinats politiques dont ils portent la responsabilité politique? Mais alors, comment pourriez-vous tenir votre promesse faites aux veuves de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi? Est-ce l'assurance de ne pas congédier de la fonction publique ceux qui ont été placés indûment et dont la nomination n'a eu pour but et, en tous cas pour résultat, que la paralysie des rouages de l'Etat?
Vos électeurs ont le droit de savoir. Car il n'y a jamais d'accord entre partis en vue du gouvernement sans que ne soit accordée une contrepartie à ceux qui y entrent. D'ailleurs certains de vos proches, pour faire passer la pilule, nous disent qu'il ne s'agirait pas d'alliance mais d'accord de gouvernement. Ils se moquent de qui? Et dans ce cas, qu'allez-vous leur accorder?
En banalisant la politique des islamistes, en les accueillant alors que les Tunisiens dans leur majorité ont dit qu'ils n'en voulaient pas, vous laisserez ouverte la porte à ce parti religieux qui, avec l'habileté qu'on lui connaît, avancera petit-à-petit ses pions et vous éjectera un jour, vous et tous ceux qui veulent le progrès du pays, car si vous pensez que ce sont eux qui viendront sur vos positions, c'est que vous êtes bien naïf.
Ils font le dos rond pour le moment... pour mieux rebondir demain! L'expérience traumatisante de la troïka, l'ex-coalition gouvernementale dominée par Ennahdha, est encore dans les mémoires des Tunisiens. Il faut être naïf de croire que les Frères musulmans vont revoir leur idéologie et mettre de l'eau dans leur vin... Il n'y a qu'à voir ce qu'il en est avec leur «frère» Erdogan qui n'a eu de cesse de déconstruire la Turquie de Mustapha Kemal Atatürk pour imposer l'idéologie des «Frères» à coups de butoir répétés contre la laïcité pour la remplacer par la chariâ.
Enfin votre propre parti est plutôt à droite et vous renforcerez cette tendance avec des islamistes qui professent par populisme une charité apparente pour le peuple mais qui sont des conservateurs et des libéraux. Dès lors, je crains que les actions nécessaires pour sauver définitivement le pays, à savoir une politique déterminée en matière d'éducation et de justice sociale, ne passent dans les oubliettes.
En vérité, le fond de cette alliance contre-nature dénoterait une peur des islamistes que vous espérez calmer en leur laissant quelques places. C'est une grave erreur de jugement. Vous calmerez, en effet, quelques cadres qui n'ont d'autres aspirations que les postes et les affaires mais, croyez-vous vraiment que vous calmerez les excités qui font le gros des troupes?
En réalité, même vos «amis islamistes» exerceront de temps en temps quelques violences, ici ou là, et aux moments qu'ils choisiront, grâce à leurs sbires, pour vous maintenir dans une sujétion où vous serez tombé. Vous faites semblant d'oublier que leur programme est rétrograde et ne convient absolument pas à un pays qui veut aller vers la modernité. Vous oubliez qu'ils ont toujours utilisé la violence et l'intimidation pour atteindre leurs objectifs.
Vous allez porter une lourde responsabilité devant l'Histoire si une telle chose se réalisait; et, autant de nombreux Tunisiens ont été enthousiastes lors de votre arrivée au pouvoir, autant beaucoup seront très déçus et vont, comme moi, se détourner de vous et de vos désormais alliés et continuer de combattre pour une Tunisie débarrassée totalement des obscurantistes.
C'est d'autant plus regrettable que vous disposez d'un capital de confiance qui vous aurait permis d'aller vers plus de progrès à la manière de Bourguiba.
J'espère bien que ce cauchemar n'aura jamais lieu et que de nombreux élus, y compris dans votre camp, s'opposeront avec fermeté à une telle tentative en se rappelant ce qu'il est advenu politiquement du CpR et d'Etakattol qui ont joué ce jeu malsain.
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