Le dernier emprunt obligataire contracté par la Tunisie sur les marchés financiers internationaux pose un certain nombre de questions.
Par Moez Labidi*
La dernière sortie de la Tunisie sur les marchés financiers internationaux pour un emprunt obligataire de un milliard de dollars n'a pas reçu l'attention qu'elle mérite étant donné son importance pour le pays. Un emprunt gigantesque, qui pose un certain nombre de questions.
Un problèmepolitique et institutionnel : Est-ce que le gouvernement sortant avait la légitimité de prendre et d'appliquer une telle décision importante pendant la période même où le nouveau gouvernement était en train d'être constitué et alors qu'il n'y avait aucune urgence à le faire? Il n'y a personne qui peut raisonnablement justifier la décision d'emprunter de tels montants pour cause d'urgence financière. Tout simplement il n'y en a pas. Même si de telles ressources étaient nécessaires pour l'année 2015, une sortie de la Tunisie aurait pu attendre encore quelques mois sans conséquence ou risques majeurs. On peut légitimement se demander : pourquoi cette précipitation?
Un problème technique et financier: Est-ce le meilleur moment de sortir sur les marchés internationaux alors que le pays passe par une période politique encore difficile de formation du gouvernement? La stabilité et la nature du gouvernement ne se sont pas clarifiées, ni son programme et ses intentions. On peut raisonnablement penser que le pays avait tout intérêt à s'assurer d'une plus grande stabilité politique et d'une plus grande clarification de ses perspectives en matière de politique économique et sociale, ce qui aurait permis de créer les conditions d'une meilleure réception sur les marchés internationaux. La réception et les conditions du marché auraient été meilleures. Ceci exigeait simplement d'attendre un peu plus.
Un problème d'évaluation de l'opération de sortie sur le marché: Les résultats de la sortie constituent-ils un succès? Malheureusement, tout porte à croire que la sortie, étant précipitée et mal préparée, va coûter cher à la Tunisie. En dépit du taux d'intérêt, qui traduit à quelques points de base près l'appréciation du risque Tunisie par les agences de rating, il est très maladroit de faire supporter notre économie une marge qui est celle des pays les plus risqués dans un contexte de croissance molle. Bien sûr, avec des marges aussi élevées on peut solliciter des demandes importantes, mais ceci n'est pas un indicateur de succès!
Il est certes vrai que l'emprunt permet d'augmenter les réserves en devises de la Tunisie, et de constituer un matelas important. Mais est-ce que nous avons besoin d'un matelas aussi épais aujourd'hui? Le coût est exorbitant. Car il faut se rappeler que ce faisant nous empruntons des dollars à presque 6% que nous plaçons ensuite en tant que réserves au mieux à 1%, et c'est le contribuable tunisien qui paie la différence!
Un problème d'arbitrage entre les sources de financement externe: Les autorités tunisiennes ont-elles exploré toutes les alternatives de financement extérieur les plus favorables avant de se lancer sur les marchés financiers internationaux? Ces possibilités incluent les garanties de pays amis, les organisations internationales, des prêts syndiqués, etc., qui devraient se multiplier, une fois la stabilité politique serait de retour. Il y a tout lieu de penser que de telles possibilités sont réelles mais n'ont pas été complètement explorées et exploitées.
Le ministre des Finances, le Gouverneur de la Banque centrale, et l'ensemble du Gouvernement Jomaa assument une grande responsabilité dans cette opération précipitée. La responsabilité et la sagesse exige:
- le respect des institutions (attendre la formation du gouvernement ou le passage devant le parlement);
- de ne pas sombrer dans les comparaisons non fondées (emprunt national de 2014, emprunt en dollars de 2002, emprunt espagnol, ...), car comparaison n'est pas toujours raison;
- d'attendre la formation du prochain gouvernement et la clarification de ses orientations économiques et l'amélioration des notations financières (prévues à partir du mois de mars) qui en résulte, pour profiter d'un coût de financement plus intéressant sur les marchés ;
- de se limiter à 500 millions de dollars pour gagner quelques points de base sur le coût de l'emprunt, d'être plus sélectif sur les gestionnaires de fonds (des investisseurs longs plutôt que des hedges funds), et de ce fait, échapper à une gestion coûteuse des réserves de change;
Aujourd'hui, c'est un fait accompli: le nouveau gouvernement doit assumer les retombées de cette décision dont les dividendes restent minimes (retour sur les marché, profiter d'un dollar fort, renforcement des réserves de change) devant l'avalanche des problèmes qu'elle pose (politiques et institutionnels, économiques et financiers).
Les «chercheurs de succès» se trompent de terrain. Ce n'est pas à la porte des marchés financiers, qu'ils peuvent arracher des trophées. C'est plutôt en montrant leur fermeté pour ramener l'ordre dans le bassin minier. C'est aussi en montrant leur détermination pour combattre le banditisme dans les circuits de distribution. Et enfin, c'est en attirant les IDE, en ramenant le déficit courant à son niveau raisonnable, en déminant le climat social, en instaurant la bonne gouvernance dans l'administration et les entreprises publiques... qu'ils peuvent se vanter de montrer leurs exploits.
* Professeur de finance internationale.
Illustration: Conférence de presse de Hakim Ben Hammouda, ministre des Finances, et Chedly Ayari, Gouverneur de la Banque centrale, sur le "succès" de la sortie tunisienne sur le marché financier international.
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