La suppression des obstacles à l'expansion économique et la simplification du cadre réglementaire pourraient porter à 100.000 le nombre d'emplois créés chaque année en Tunisie.
Par Mohamed Rebai*
La création d'emplois passe nécessairement par le bâtiment, secteur clé de la relance économique, et les nouveaux métiers de l'informatique et de l'internet. Or ni l'un ni l'autre n'a connu la reprise espérée. Nous avons de grandes potentialités dans ces domaines d'activité qui restent très fragmentés et négligés. Jusqu'à quand?
Certes l'année 2014 a été celle des désordres et des dérèglements économiques sans aucun changement positif par rapport aux années précédentes (2013, 2012 et 2011). Au contraire, la situation a encore empiré.
Les dérèglements mondiaux
Les cours des matières premières, phosphate et pétrole, ont enregistré une chute libre sans précédent, soit respectivement -49% et -55%. La deuxième est, bien entendu, plus profitable au pays que la première. Cette inversion de courbe pétrolière va certainement aider la démocratie naissante à relever l'économie du pays. On va voir ce qu'ils vont en faire. Ils devraient nous le dire.
L'endettement (52% di PIB) et le chômage (18% voire 20% dans le centre-ouest) ont atteint des proportions alarmantes
Le Fonds monétaire international (FMI) la Banque mondiale (BM) et les agences de notation financière, telles que Fitch Ratings, Moody's et Standard & Poor's, n'ont jamais été plus actifs que ces dernières années, brandissant à chaque fois des notes souveraines à la baisse et des prescriptions à la carte (dévaluation, privatisation, libéralisation des activités économiques, réduction des effectifs pléthoriques dans l'administration, etc.), bref l'alignement sur le monde libre.
Les pays riches et développés se livrent une guerre commerciale acharnée à coups de dumping économique et social, de dépréciations monétaires et de taxes prohibitives. Les pays nouvellement riches (Corée du Sud, Brésil, Taïwan et Singapour) profitent de la mêlée et marquent des points.
Les éternels pays en quête de développement se divisent en deux blocs disparates.
Les audacieux s'adaptent, restructurent et réajustent leurs économies et échappent de justesse à la débâcle. C'est le cas notamment de l'Ethiopie, qui sortie fraichement d'une guerre civile assortie d'une famine généralisée, voit actuellement son taux de croissance à double chiffre soit 10,5%.
La Tunisie des mauvais travailleurs
Les mauvais travailleurs, dont la Tunisie fait partie, jettent l'éponge, végètent encore dans la médiocrité et se rabattent sur la caisse de compensation d'un Etat providence, les programmes de charité mondiale et les crédits excessifs pour manger et survivre.
En Tunisie, les investissements directs étrangers (IDE), qui représentent 10% des investissements productifs, génèrent le tiers des exportations et plus de 15% du total des emplois, se rétrécissent comme peau de chagrin. Et pourtant, ils ont rebondi en 2012, augmentant de 79% par rapport à 2011, mais en 2013, ils ont chuté de 27,5% par rapport à 2012, qui a vu la réalisation de 390 opérations d'investissement dans le cadre de créations d'entreprises étrangères en Tunisie ayant permis de générer des IDE d'une valeur de 195 millions de dinars (MD) et la création de 6.833 nouveaux postes d'emplois. Trop peu lorsque qu'on sait que la cessation d'activité de 77 entreprises étrangères durant la même année (2012) ayant entrainé la perte de 10.894 postes d'emplois et 147 MD d'IDE.
Il importe de travailler l'offshoring et le nearshoring, l'externationalisation et la délocalisation en crédibilisant la destination Tunisie sur ces marchés par une offre plus structurée et visible pour les investisseurs étrangers.
Seul handicap, les salariés fortement syndiqués, n'arrêtent pas de revendiquer toujours plus de droits et moins d'obligations.
De plus les investissements ne sont plus productifs et créateurs d'emploi. Ils sont plutôt orientés vers l'innovation de procédés de fabrication que de produits. De ce fait, une grande partie du travail de fabrication et même de bureau est automatisée. Conséquence : moins d'emplois. Ainsi il n'y a rien à tirer de l'industrie sauf celle orientée totalement vers l'exportation. Il existe des pays plus productifs et moins chers que nous. Faut-il revoir simultanément le code des investissements, le code de travail et les conventions sectorielles datant d'une époque révolue.
Le spectre de l'endettement
Tout le monde vit le spectre de la dette, en partant du simple fonctionnaire qui s'endette pour acheter un logement, une voiture ou un ordi, en passant par l'entreprise qui le fait pour acquérir des équipements de production pour se mettre à niveau, et jusqu'aux Etats qui s'en servent pour boucler leurs budgets.
Avec la manne des crédits offerts sur le marché principal et secondaire, les gens peuvent se procurer le confort par anticipation et hypothèquent leur avenir et ceux de leurs enfants.
Nous vivons pratiquement tous au-dessus de nos moyens et considérons le crédit comme une échappatoire en attendant l'eldorado qui ne vient pas.
Actuellement, il existe une masse énorme de monnaie scripturale (crédits locaux et étrangers) en circulation d'un créancier à un autre augmentant tous les jours d'un cran l'inflation.
La Grèce est carrément en cessation de paiement. Dans les années 80 et 90, c'était le cas du Mexique, du Brésil et de l'Argentine. Demain ce sera peut-être le tour de la Tunisie si rien ne serait entrepris pour relancer une économie chancelante. Même l'Union soviétique a été disloquée parce qu'elle n'avait pas les moyens pour s'endetter et produire. Des spéculateurs de tout bord se faufilent en toute impunité pour racheter les créances à bas prix. Tout le monde emprunte à tout le monde mais finalement qui détient l'argent?
Les tracasseries administratives
La lourdeur des procédures bureaucratiques handicape nos objectifs en matière d'emploi. En effet, les entreprises tunisiennes consacrent actuellement près de 18% de leur chiffre d'affaires annuel aux tracasseries bureaucratiques souvent d'intendance et autres pratiques de petite corruption connexes.
Ainsi, le promoteur est entièrement absorbé et subjugué par la paperasse de tout bord, pris dans un écheveau inextricable, traine les pieds des années durant, arrive essoufflé et manque de tonus pour affronter les difficultés inhérentes au démarrage.
Ne parlons pas de celui qui est installé dans les zones prioritaires et qui doit être fréquemment sur la route avec les risques d'accident qu'il encourt pour régler des papiers à Tunis où les décisions sont encore hyper centralisées.
Finalement c'est dans les bars ou les restaurants de la capitale que les négociations sur l'octroi des autorisations administratives requises se font sous la table.
Au départ, le promoteur doit être polyvalent et partout, créateur, propriétaire et gestionnaire dans les finances, la production, le marketing et le développement... Un démarrage raté à cause d'un papier qui n'arrive pas, une seule décision erronée, une machine immobilisée faute de pièces de rechange ou de matières premières qui ne sont pas dédouanées à temps, des crédits de gestion «fonds de roulement» qui tardent à se débloquer, un redressement fiscal asphyxiant, bref une injustice administrative peut frapper à tout moment et faire disparaitre son entreprise comme un fétu de paille. Ce qui fait que tout le monde partage avec lui ce qu'il a comme deniers pour démarrer.
Il passe 2 à 3 ans à construire un local et 3 ans pour atteindre le rythme de croisière. Entretemps, son idée n'est plus valable et c'est la fermeture annoncée. Certains abandonnent en cours de route. Seuls les plus coriaces résistent.
D'autres potentiellement promoteurs, et ils sont très nombreux, ne daignent pas courir, il est vrai, à l'aventure et préfèrent toucher des sinécures chaque fin de mois.
Des pistes pour booster l'emploi
Pour booster l'emploi il existe, en économie, une règle de base qui consiste à relancer en priorité le bâtiment. En Tunisie bon nombre d'administrations manquent cruellement d'agences et de succursales de proximité (Steg, Sonede, Poste, Télécoms, Cnam, impôts, Cnss, etc.). Il n'existe pas également assez de logements sociaux. Pour les logements en cours de construction, les prix sont faramineux atteignant les 3.000 dinars le m2. Avec la rareté des terrains qui deviennent inabordables et la hausse vertigineuse des prestations des maçons (45 D/j) et des ouvriers (25D/j), il devient presque impossible de construire un logement pour le restant de ses jours. L'Etat et les promoteurs privés doivent jouer le rôle de locomotive. Or il ne se passe rien ces dernières années. On n'entend plus parler de Snit, de Sprols ou d'AFH ! Les politiques paraissent préoccupés par leurs postes plutôt que par des mesures de relance.
Il en est de même du secteur des grands travaux (ponts, routes, barrages...) capable à lui seul d'assurer 50.000 emplois. Les autres 50.000, il faut les chercher dans les autres secteurs productifs : agriculture, tourisme, industries manufacturières et particulièrement les services.
Tenez, à propos de services, si vous regardez de très près la structure du PIB en Tunisie, vous allez découvrir que les productions physiques (agriculture et industrie) y perdent leur prééminence au profit du secteur tertiaire (les services) qui accapare la part du lion (49%).
De nouveaux métiers, de nouvelles richesses
Il faut savoir que le développement est de plus en plus basé sur la connaissance, la créativité et l'information, devenues les nouvelles matières premières de l'économie moderne (économie du savoir) et la forme de capital la plus recherchée (capital-savoir) et on parle même d'industrie de compétence (skill industry).
Ernst &Young explique les nouveaux métiers de 2020 : le Big Data. Pour EY, ces métiers de data-scientist, de e-marketers ou de community managers devraient continuer à largement se développer pour que l'entreprise puisse mieux cerner ses clients et leur apporter un service personnalisé. Reste un frein : on manque encore, aujourd'hui, en Tunisie, de formation spécifique à ces métiers de demain. D'autres métiers vont arriver des Etats-Unis et on ne les connait pas encore.
Le e-commerce va connaitre une forte spécialisation technique (affiliation, retargeting, SEO, real time bidding) à travers l'internet et les réseaux sociaux.
De nombreux jeunes tunisiens demandent depuis des années l'affiliation de la Tunisie au système de paiement international en ligne Paypal pour acheter et vendre librement leurs produits en devises étrangères. Or jusqu'à présent, le dinar tunisien est réputé être une devise qui n'est pas librement convertible. Cela équivaut à une interdiction pure et simple faite aux résidents tunisiens d'acheter, de vendre ou de posséder une devise étrangère.
Je pense que la loi de change actuelle (qu'il faut repenser) est une mesure discriminatoire, injuste et obsolète. Bien au contraire, il faut encourager les jeunes à créer leurs propres entreprises dans le e-commerce. Vous allez voir le nombre d'emplois qu'ils vont créer. Si vous continuez à leur interdire l'accès à Paypal, vous allez les inciter à faire fuir leurs capitaux et moins d'emplois.
Les pôles technologiques et les cyber parcs installés un peu partout en Tunisie ne donnent pas les résultats escomptés en matière de création de nouveaux métiers liés à l'informatique du moment que vous les privez d'outils précieux pour l'exercice du e-commerce.
L'industrie automobile offre également de très grandes opportunités. Les implantations industrielles se rapprochent de plus en plus des marchés porteurs à travers des alliances de sous-traitance. Chez nous, on a tué carrément la sous-traitance. Des bureaux d'étude s'ouvrent dans les pays importateurs pour comprendre les habitudes et les besoins spécifiques des conducteurs. Il n'en est rien en Tunisie.
Bref, on continue à faire la sourde oreille aux nouveaux métiers de demain. A l'ère postindustrielle on cherche encore à construire des usines de substitution à l'importation et non orientées vers l'exportation pour les détruire juste après par des sit-in et des grèves sauvages. Pauvre Tunisie!
A l'échelle du pays, sur les 60.000 diplômés annuels de l'université 10.000 sont informaticiens. Je me demande qu'est-ce qu'on a fait pour cette armada de matières grises qui s'expatrie.
Il serait à coup sûr plus judicieux de penser au plus vite à la création d'une Agence de promotion des services (APS) à l'instar de l'API, qui s'essouffle et donne des signes extérieurs de fatigue. Il n'y a pas de plus naturel à cela, puisque 49% des Tunisiens s'adonnent aux activités de services, contre 32% pour l'industrie, et tourner toutes les mesures de soutien et de financement à ce secteur largement porteur.
Mais tout cela ne saurait être réalisable sans une réduction des procédures administratives à un niveau acceptable et qui dépassent actuellement le seuil du tolérable. La recette est toute simple et mérite d'être exploitée.
Libérer l'énergie des entreprises
Aux Etats-Unis, il faut juste une heure pour monter un projet et une heure pour le fermer sans passer par des lois de redressement d'entreprises en difficultés, pénalisantes et humiliantes.
Encore une fois, aux Etats-Unis, la faillite n'existe pas. Tout projet est réalisé à partir d'une idée. Si l'idée n'a plus cours, on ferme rapidement. D'où la grande mobilité et d'innovation dans ce pays où tous les jours 5.000 entreprises naissent et disparaissent. Bill Gates a fermé 5 fois pour finalement toucher le jackpot à la sixième tentative.
Avec la mondialisation, l'innovation, la concurrence et la compétitivité, la durée de vie des entreprises se rétrécit rapidement. Chez nous toutes les entreprises privées sont de type atelier et familial exerçant le même métier de père en fils, dont la protection profite à un petit groupe d'individus généralement proches du pouvoir.
Notre pays passe par une transition historique avec un modèle économique qui n'a pas changé d'un iota depuis 5 décennies. Maintenant, il est vital de repenser ce modèle de développement économique et à mettre en place avec courage les réformes susceptibles d'accélérer la croissance, créer des emplois et assurer un développement régional équitable.
Ces réformes toucheraient en particulier la fiscalité, l'agriculture, la concurrence, la politique d'investissement, le système financier, le droit du travail, la justice et la sécurité et surtout les lois datant parfois de l'époque des beys, tellement inextricables et enchevêtrées que les juristes ne savent pas les déchiffrer. La loi des finances 2015, pour ne prendre que cet exemple, comporte une pléthore de mesures fiscales incompréhensibles par monsieur tout le monde.
Ainsi, la suppression des obstacles actuels à l'expansion de l'économie tunisienne et la simplification du cadre réglementaire pourraient faire doubler le nombre de nouveaux emplois créés par an pour le porter à 100.000.
Enfin, je dois dire que je n'appartiens à aucun parti politique. Je livre ces quelques idées dans l'espoir qu'elles soient comprises et exploitées par les autorités. C'est ma petite contribution pour faire avancer les choses.
Malheureusement, je sais d'avance que les politiques n'écoutent jamais les économistes. La différence essentielle entre les nations tient dans les idées sans cesse renouvelées. Il y a toujours des façons meilleures pour faire les choses, des idées, des méthodes et des matières nouvelles.
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