Les Etats-Unis ont stratégiquement tout intérêt à aider la Tunisie à réussir son expérience démocratique et à construire une économie inclusive forte.
Par Brian Garrett-Glaser*
La transition vers une démocratie intégrative en Tunisie n'est toujours pas chose acquise. Malgré la tenue en 2014 de deux scrutins réussis et l'octroi, récemment, par la Freedom House(1) de la mention «libre» pour la situation des droits politiques et des libertés civiles, le petit pays d'Afrique du Nord fait encore face à d'énormes défis économiques et sécuritaires.
La Tunisie est également confrontée à une sérieuse érosion du soutien populaire aux réformes économiques. La «Révolution du jasmin», qui a destitué le dictateur tunisien Zine El-Abidine Ben Ali et mis en mouvement une vague de protestations à travers toute la région du Moyen Orient, était une revendication de meilleures conditions économiques et de plus de stabilité tout autant qu'un appel pour l'instauration de la démocratie et la défense des droits humains.
Cependant, dans un contexte marqué par l'absence d'une croissance des opportunités économiques et d'une amélioration de la situation sécuritaire, la Tunisie risque de ne plus pouvoir répondre aux attentes placées en elle...
Aide américaine: la Tunisie classée 9e dans la région
Le 5 mars 2015, les Etats-Unis ont annoncé la mise en œuvre d'un certain nombre de programmes de partenariat économique louables pour venir en aide aux efforts de réformes en Tunisie. La secrétaire américaine au Commerce Penny Pritzker a déclaré, à cette occasion, qu'«il y va de l'intérêt stratégique même des Etats Unis» que le gouvernement tunisien réussisse. Et elle a toutes les raisons du monde de dire cela.
La Tunisie est une île de stabilité dans une région où règne un chaos absolu, et l'issue de la transition démocratique dans ce pays – et le rôle que les Etats Unis pourront y jouer – aura un impact significatif sur la sécurité régionale et mondiale, sur les efforts des Etats- Unis à faire front à l'extrémisme violent et la crédibilité de l'action américaine dans la région moyen-orientale toute entière.
Joignant le geste de cet engagement à la parole de cette annonce, Mme Pritzker a fait le déplacement en Tunisie à la tête d'une délégation pour encourager le gouvernement tunisien à mettre en application un certain nombre de réformes économiques d'une absolue nécessité. Mais il reste beaucoup à faire.
La demande de budget présentée au Congrès américain par l'administration Obama pour l'année fiscale 2015 place la Tunisie au 9e rang des pays bénéficiaires de l'aide américaine dans la région. Il s'agit du même volume d'assistance qui était accordé à ce pays en 2010, c'est-à-dire avant la révolution.
Sur le long terme, les partenariats économiques entre les deux pays finiront vraisemblablement par avoir un impact bien plus étendu qu'un soutien à la seule économie tunisienne.
Au-delà de l'aide économique, les Etats-Unis ont également un rôle important à jouer dans le processus de transition démocratique en Tunisie, étant donné que la stabilité en Tunisie implique un logique renforcement de la sécurité des Etats-Unis à l'étranger, qu'elle soutient les efforts de leur lutte contre la violence extrémiste et que ce pays peut servir de modèle d'une bonne gouvernance sachant concilier démocratie et islam.
Gouvernement démocratique/Homme à poigne
Jusqu'ici, la politique des Etats-Unis face au «Printemps arabe» a eu des effets négatifs sur l'image et la perception de leur engagement en faveur de la démocratisation à travers le Moyen Orient. Une enquête menée, en 2014, par l'Institut arabo-américain(2) a conclu que les Arabes jugent l'administration comme étant la moins efficace «en matière d'amélioration des relations des Etats-Unis avec les monde arabe et musulman», dans ses tentatives de règlement du conflit israélo-palestinien et dans son «traitement des transformations qui ont résulté du ''Printemps arabe'' .» Cette enquête a également montré qu'il y a eu «une baisse de confiance dans la sincérité des Etats Unis à soutenir le processus de démocratisation à travers le Moyen Orient, entre les années 2010 et 2014.»
En outre, certains instantanés de l'opinion publique en Tunisie indiquent qu'il y a eu une chute sensible de l'intérêt que la population tunisienne attache à la démocratie et l'émergence d'une certaine prédisposition à accepter quelques améliorations des conditions économiques et la stabilité du pays que pourrait apporter un homme fort – au prix, bien évidemment, du sacrifice des institutions démocratiques et des droits de l'Homme.
Un sondage du Pew Research Center(3) montre que 40% des Tunisiens étaient favorables à une bonne démocratie en 2012, plutôt qu'à une économie forte, contre 25% en 2014.
Cette enquête a également posé la question aux personnes sondées si, pour résoudre les problèmes que rencontre leur pays, elles choisissent de compter sur «un gouvernement démocratique» ou «un dirigeant à poigne.» En 2012, 61% des personnes interrogées ont choisi de répondre «un gouvernement démocratique» et seulement 37% ont opté pour «l'homme à poigne»; en 2014, il y a quasiment inversion dans les réponses, avec 59% des personnes sondées qui ont choisi le dirigeant fort et 38% qui ont préféré un gouvernement démocratique.
Il est indéniable qu'une perte d'intérêt à poursuivre le processus de démocratisation en Tunisie peut avoir des conséquences négatives sur les intérêts politiques et sécuritaires des Etats Unis dans la région.
S'il y a retour de l'autoritarisme en Tunisie – ainsi qu'il a été le cas en Egypte –, cela représenterait un contrecoup sévère pour la sécurité des Etats-Unis à l'intérieur et à l'extérieur. En 2014, dans un article publié par la revue ''Foreign Affairs'', Mara Revkin écrit que l'arrivée au pouvoir d'Abdelfattah Al-Sissi a été une victoire majeure pour Al-Qaïda. Lorsque le maréchal égyptien a décrété l'interdiction des activités des Frères musulmans et qu'il a banni toutes formes de protestation, le dirigeant d'Al-Qaïda Aymen Al-Zawahri a attribué l'échec de groupe islamiste à sa décision d'abandonner la violence et d'opter pour la participation politique. Par conséquent, Al-Zawahri a appelé à la reprise du jihad contre l'Etat égyptien.
Depuis la mise hors jeu du président Mohamed Morsi, en juillet 2013, l'activité terroriste a très sensiblement repris à l'intérieur de l'Egypte – notamment dans la région agitée de la péninsule sinaïque, désormais sous la domination d'Ansar Beit Al-Maqdis, groupe qui a récemment prêté allégeance à l'Etat islamique (EI, Daêch).
Islam et démocratie sont conciliables
Bien évidemment, Al-Sissi peut être un allié fort des Etats Unis dans leur «Guerre contre le terrorisme», mais la politique répressive de cet homme ne peut être que contreproductive.
A l'inverse, une Tunisie démocratique peut servir de contrepoids idéologique crédible qui contribuerait à mettre hors d'état de nuire l'extrémisme, par le biais d'une politique inclusive et la promotion de l'islam modéré.
La démocratie naissante en Tunisie accorde une chance sérieuse à dissiper ce scepticisme général autour du rôle de l'islam dans un gouvernement de coalition. La constitution tunisienne de 2014 – approuvée à plus de 90% des membres de l'Assemblée constituante – a été saluée par plusieurs observateurs comme étant la plus progressiste du monde musulman. Nidaa Tounes, la plus importante formation politique laïque, rejette l'acception française ultra-séculaire de la notion de laïcité. Et Ennahdha, la voix dominante de l'islamisme en Tunisie, s'oppose à l'utilisation de la loi pour imposer la religion.
L'enquête sus-citée du Pew Research Center indique également que les Tunisiens qui font leurs prières 5 fois par jour sont plus enclins à penser que la démocratie est plus préférable à toutes les autres formes de gouvernement. Le comportement des Tunisiens est la démonstration la plus convaincante que démocratie et islam peuvent être compatibles, et les Etats-Unis ont stratégiquement tout intérêt à ce que cette expérience réussisse et qu'elle s'étende à toute la région.
En aidant la Tunisie à construire une économie forte, les Etats Unis sont en train de saisir une chance qui leur est offerte à soutenir un islam plus modéré, à établir des liens forts avec les nouveaux gouvernements et à réhabiliter l'image américaine dans la région.
Il est vrai que les ressources américaines pour la région moyen-orientale sont utilisées à leur maximum, mais l'engagement fort de l'administration Obama aux côtés de la Tunisie sera, à n'en pas douter, sur le long terme, un investissement stratégique intelligent, avec ses retombées sécuritaires précieuses, la réussite de la démocratisation dans la région et le renforcement de la lutte contre la violence extrémiste.
Texte traduit de l'anglais par Marwan Chahla
Source: ''Council on Foreign Relations''.
* Brian Garrett-Glaser est chercheur stagiaire au Centre pour l'action préventive du Council on Foreign Relations, un think tank non-partisan américain qui a pour objectif d'analyser la politique étrangère des États-Unis et la situation politique mondiale.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Illustration: Barak Obama reçoit Caid Essebsi à la Maison Blanche en 2011.
Notes:
(1) La Freedom House est une organisation basée à Washington qui étudie l'étendue de la démocratie dans le monde.
(2) L'Institut arabo-musulman (AAI, en anglais), créée en 1999 et basée à Washington DC, est une fondation qui œuvre à la promotion de la diversité et l'interaction culturelle. L'AAI défend également «les valeurs démocratiques et humanitaires au-delà des barrières identitaires et celles aussi auxquelles est attachée la communauté d'origine arabe établie aux Etats Unis.»
(3) Le Pew Research Center est un think tank américain qui fournit des informations sur les sujets controversés en général relatifs aux attitudes et tendances qui influencent les États-Unis et le monde.
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